vendredi 21 mai 2010

Le prof fait les poubelles.


En fin de cours, il y a parfois un phénomène étrange qui se produit : des élèves, au moment de sortir, passent devant mon bureau et jettent un papier dans la corbeille. Quand ils sont plusieurs à répéter ce geste, je le remarque. Même quand un seul le fait, je m'étonne. Pourquoi ? Précisément parce que je me demande pourquoi !

Réfléchissez : un élève doit se débarrasser d'un papier. Ces choses-là arrivent, à moi aussi. Mais pourquoi le jeter après le cours, et pas avant (ce serait plus logique) ? Comme il y a toujours une logique dans le comportement humain, j'essaie de trouver laquelle. Et je m'interroge : le papier jeté n'a-t-il pas un rapport avec la classe, la salle, le cours, bref la situation dans laquelle se trouve l'élève ? Normalement non. Pourquoi ? Parce que pendant un cours, l'élève regarde, écoute, note et éventuellement réfléchit. Cette activité n'oblige nullement à se séparer d'un papier une fois terminée.

Alors quoi ? Il faut bien supposer que l'élève a fait autre chose pendant ce temps-là : par exemple dessiner ou griffonner sur ce papier, qui ne lui sera d'aucune utilité et qu'il mettra donc dans la corbeille en sortant. L'explication devient logique. Sauf que l'élève prend un petit risque : celui de se manifester à mon attention, de piquer ma curiosité et de m'amener à faire les poubelles pour vérifier si mon hypothèse est exacte.

Mais là encore il y a une logique à tout : je me suis toujours demandé si ce geste qui consiste à mettre ostensiblement un papier roulé en boule au panier n'est pas un acte manqué, un lapsus révélateur, une sorte de provocation, une façon silencieuse pour l'élève d'exprimer son rejet du cours en passant de la pensée à l'acte. Ce n'est pas impossible. Un indice conforte cette théorie : les papiers en question sont rarement déchirés en menus morceaux mais froissés, en une sorte de rituel, comme si l'élève, par ce geste sacrilège, cherchait à me froisser à mon tour.

Peut-être même me pousse-t-il au crime, en m'incitant par ce manque élémentaire de précaution à récupérer le papier et à le défroisser pour constater le délit (scolairement parlant bien sûr). C'est en tout cas ce que j'ai fait ce matin, d'autant que le papier n'était pas froissé mais seulement plié. J'avoue que ma curiosité a été la plus forte, et la tentation très grande. Vous avez en vignette l'objet du contentieux, assez magnifique, et corroborant mes soupçons. Etudions-le ensemble :

A gauche, au bord de la feuille, vous remarquez un sujet de dissertation, que nous avons traité cette semaine : que peut-on attendre de l'Etat ? L'élève est allé jusqu'à cet effort-là. Et puis il a dessiné, transformant mon cours de philosophie en séance d'arts plastiques, dont chacun appréciera la qualité. En mal d'inspiration, il y a des courbes noires et rouges et dans un coin une petite figure géométrique assez complexe, propice à combattre l'ennui et la lourdeur du temps qui ne passe pas.

Il y a aussi un exercice de signatures, à six reprises, signe d'une adolescence qui cherche ses marques, qui est en quête d'identité. Il y a enfin, splendide créature, un diable très ressemblant dont le modèle n'a je n'espère pas été donné par l'enseignant que je suis. Les cornes ne laissent aucun doute sur le maléfique personnage, un ange déchu probablement puisqu'il a gardé ses ailes. Les mains se terminent en drôles de pognes, l'entre-jambe est occupé par un sexe qui s'écoule, signe d'adolescente lubricité.

Une touche poétique vient compléter le tableau, avec la désignation de la partie intime, nommée "grosse montagne". C'est finalement gentil pour un esprit obscène. Voilà ce qui m'encourage à continuer de faire les poubelles. On y apprend beaucoup de choses sur les élèves, on y apprend aussi l'humilité sur son propre enseignement.

2 commentaires:

Thierry D. a dit…

En allant sur Facebook, j'ai découvert que mon élève-modèle était fan de JM Le Pen ; et qu'un de mes élèves, apparemment insignifiant, était militant de gauche et fan des documentaires d'Arte !
Facebook, ça bouscule les préjugés !

Emmanuel Mousset a dit…

Il serait peut-être plus sage pour un prof de ne pas chercher à savoir QUI sont ses élèves, sur Facebook ou dans les poubelles ?