samedi 5 septembre 2009

La philo aux petits pois.

C'était il y a quelques années, à Laon, dans la brasserie Le Rétro, pas très loin de la gare, au rond-point du commissariat de police. J'étais au comptoir avec un ami, parlant de philosophie, expliquant le plaisir du métier, la joie que provoquaient aussi mes activités périphériques, café philo, ciné philo, etc. A quelques mètres, une dame âgée, très coquette, genre bourgeoise, était en train de manger un poulet à la crème, aux champignons et petits pois (c'était l'heure du déjeuner). Longtemps après, je me souviens encore de tous ces détails et de ce qui va suivre. Ils ne me quitteront sans doute pas jusqu'à la fin de ma vie.

La dame était trop polie pour écouter aux portes, mais comme il n'y a pas de portes dans une brasserie notre conversation lui est naturellement venue aux oreilles, et tout aussi naturellement, très tranquillement, sa voix à la fois faible et assurée s'est élevée dans ma direction et j'ai entendu, comme l'assistance alentours : "Moi monsieur je me passe très bien de la philosophie". Et je la revois plonger sa fourchette dans la crème, en sortir un morceau de poulet pour se régaler. Fin de l'incident, début de l"histoire.

Il y a des philosophes (et des mystiques) qui ont vécu une révélation, Descartes et Pascal par exemple. Une vérité leur a été donnée dans des conditions mystérieuses, surnaturelles ou, si on veut rester rationnel, inexpliquées. C'est un peu ce qui m'est arrivé, à mon modeste niveau, et au détriment de la philosophie : j'ai compris, autant en écoutant qu'en regardant cette dame dont je ne connaîtrai jamais le nom, qui n'est peut-être plus de ce monde aujourd'hui, que la philosophie n'a rien d'essentielle, de fondamentale, contrairement à ce que je croyais avant et depuis longtemps.

Nous avons tous ce défaut, ce péché mignon de croire que ce que nous faisons, quoi que ce soit, surtout si nous sommes passionnés, est l'activité la plus importante au monde, que les autres ne peuvent que partager avec nous. L'enseignant que je suis a eu cette prétention, cette vanité professionnelle. Je pensais que mes élèves ne pouvaient qu'aimer et admirer la philo, d'autant que je leur en expliquais les raisons : réfléchir sur sa vie, rechercher des réponses aux grandes questions existentielles, élargir son esprit, prendre plaisir à lire des chefs-d'oeuvre de l'humanité, etc.

Ce que je ne savais pas, c'est que tout ce que je viens d'énumérer là ne pèse pas lourd face à un poulet à la crème, accompagné de champignons et de petits pois. Vous avez beau exposer tous les arguments du monde, faire les démonstrations les plus impressionnantes, c'est le poulet qui gagnera. D'autant que la dame n'était pas une mégère ou un goujat, elle n'avait même pas d'hostilité envers la philosophie, elle avait trop d'éducation pour ne pas la respecter. Mais elle a prononcé devant moi cette phrase terrible, qui sonnait pour moi comme une condamnation : "Moi monsieur je me passe très bien de la philosophie".

On dit souvent que la haine est préférable à l'indifférence. J'aurais préféré que cette dame manifestement intelligente attaque sottement et brutalement ma discipline. J'aurais pu rétorquer, me battre, me défendre, comme j'aime tellement le faire. Mais là, vous voulez dire quoi contre une certitude, une évidence ? Le comble, c'est que la dame avait raison, qu'elle énonçait très simplement une forte vérité : un être humain peut fort bien se passer de philosophie, cette pratique intellectuelle n'est pas nécessaire à la vie. En revanche, un poulet aux petits pois et champignons à la crème, c'est une autre affaire ...

Cette dame, en rejetant radicalement la philosophie pour lui préférer, c'était visible, le contenu de son assiette, avait paradoxalement une attitude de ... philosophe. N'est-ce pas une forme de sagesse que de préférer un morceau de poulet à une page de philosophie ? Cette petite histoire, je la dédie, en ce premier week-end de l'année scolaire, à tous mes collègues professeurs de philosophie qui ont dû cette semaine faire un beau cours introductif sur l'utilité, la grandeur, la noblesse, l'humanité, la génialité de la philosophie. Pas moi. Parce que j'ai en tête la vieille dame et son poulet aux petits pois. Je sais qu'en chaque élève il y a une dame et un poulet qui sommeillent, c'est à dire un individu qui s'en fout royalement de moi, de mes cours et de ma philo. Il vaut mieux en avoir conscience en début d'année, si on ne veut pas se heurter à de cruelles désillusions.

Tout ça est triste, décourageant, désespérant ? Non, tout ça est vrai, sage et stimulant. Car que me reste-t-il à faire, et je crois que c'est en quoi consiste mon métier d'enseignant ? A essayer à mon tour de proposer à mes élèves de la philosophie aux petits pois, avec de la crème et des champignons.

11 commentaires:

Arthur Nouaillat a dit…

"à tous mes collègues professeurs de philosophie qui ont dû cette semaine faire un beau cours introductif sur l'utilité, la grandeur, la noblesse, l'humanité, la génialité de la philosophie. Pas moi. Parce que j'ai en tête la vieille dame et son poulet aux petits pois. "

Ce qui veut dire qu'avant l'intervention pas si futile que ça de cette dame, vous balanciez à vos élèves, chaque année en début d'année, un discours élogieux de la Philosophie..

Emmanuel Mousset a dit…

Oui, j'étais hyper-classique, peu réaliste et sans efficacité auprès des élèves. Heureusement j'ai changé.

Anonyme a dit…

Me voilà "rassurée" de constater que je ne suis pas la seule à pouvoir me passer de philo!
Ouf!
Par contre vous êtes "décevant" sur ce coup-là! Je n'aurais jamais cru que vous soyez capable de concevoir que quelqu'un puisse penser, et prononcer ces mots.

D.H.Lormont a dit…

Comme quoi les nourritures terrestres...

Emmanuel Mousset a dit…

Les nourritures terrestres nous aident à mieux apprécier les nourritures intellectuelles.

Anonyme a dit…

obsédé par la nourriture ! vous avez un bon coup de fourchette !

Emmanuel Mousset a dit…

Il y a des obsessions plus graves. Je ne suis pas gastronome mais j'aime bien manger.

Anonyme a dit…

la gourmandise est un pêché capital !

c'est pas épiqure qui aimait bien manger ? qui prennait plaisir à savourer la bonne nourriture ?

Emmanuel Mousset a dit…

- La gourmandise est un péché capital pour les chrétiens.

- Epicure défend tous les plaisirs à condition que ceux-ci soient maîtrisés.

EloT a dit…

On peut aimer le poulet a la creme sans l'accompagner de petits pois et inversement. La plupart d'entre nous aimons la vie et ne sont pas contre la philosophie . J'espere apprecier autant de philosopher sur la vie que de decouvrir le poulet a la creme accompagné de petits pois.

Emmanuel Mousset a dit…

Alors bon appêtit !