dimanche 21 juin 2009

Mes amis les prisonniers.


Les événements professionnels se précipitent en cette fin d'année scolaire et je n'ai pas toujours le temps de les évoquer au jour le jour. Je tenais tout de même à vous parler de ma dernière séance de café philo à la prison de Château-Thierry, mardi dernier. D'abord, pour cette troisième visite, j'ai eu l'étrange sentiment que les portes, les clés, les grilles, les gardiens, tout ce qui m'avait la première fois impressionné s'était effacé. Je suis entré assez facilement, les formalités m'ont semblé moins pesantes, le gardien a beaucoup moins surveillé la salle où nous débattions, j'ai quitté seul le quartier des détenus. Bref, je me suis déplacé dans ce lieu comme partout ailleurs, alors que l'endroit demeure exceptionnel. C'est la force de l'habitude. On retient les hommes, on oublie les murs.
La précédente séance m'avait un peu déçu, je m'étais mal placé, je n'apercevais pas tous les participants, peut-être aussi n'avais-je pas assez préparé le sujet. Là, j'ai fait très attention, j'avais devant moi une feuille avec une quarantaine de questions, je me suis assis de façon à ne tourner le dos à personne. Six détenus étaient présents, deux sont venus mais ne sont pas restés, j'ai tout de suite vu à leur visage qu'ils n'étaient pas intéressés. Leur départ m'a soulagé. Mobiliser l'attention de huit personnes, c'est difficile. Si deux sont dissipés, c'est tout le groupe qui n'est plus concentré.
Cette fois aussi, à la différence de l'autre, il y avait ... du café. C'est important quand on organise un ... café philo. C'est encore plus important pour un détenu. Pour nous, citoyens libres, prendre un café quelque part, c'est rien, c'est une banalité. Pour quelqu'un qui est enfermé dans une cellule, en sortir pour s'asseoir quelque part, discuter avec d'autres et une personne qui vient de l'extérieur, c'est un moment de bonheur. Un détenu a tout de suite compris le sujet du jour, qu'il a annoncé avant que j'en parle : la morale. Eh oui, il a eu suffisamment l'oeil pour détecter le papier qui sortait de la poche de ma chemise et sur lequel j'avais inscrit le thème.
Après le bonheur, après la violence, la morale a bien marché. Il faisait beau, nous avons ouvert les fenêtres. Ça aussi, c'est précieux, ce n'est pas banal, ouvrir les fenêtres dans une prison, même si les barreaux, eux, sont toujours là. Vous voulez que je vous dise ? Ces détenus, je commence à les aimer. La philo, ils pourraient s'en foutre. Et la sortie que leur donne l'occasion de ma venue n'explique pas tout. J'aurais bien voulu prendre une photo de notre petit groupe, je le fais de plus en plus souvent pour ce blog, vous l'avez remarqué. Mais on ne peut pas prendre de photo à l'intérieur de la prison. J'en ai donc pris une à l'extérieur. La fenêtre que vous voyez ouverte, c'est peut-être celle de notre pièce, mais je n'en suis pas sûr. Peu importe, ça vous donne une certaine idée des lieux. L'imagination et mon récit feront le reste.
L'un des détenus ne sera plus là quand je reviendrai la prochaine fois, probablement en septembre, mais pourquoi pas au milieu de l'été, si le coeur m'en dit. L'avantage avec une prison, c'est que c'est ouvert, si je puis dire, en permanence. Ce gars-là a donc obtenu sa libération anticipée, il ira travailler dans le nettoyage industriel et logera chez ses parents. Dans notre café philo, il intervenait souvent, il avait un rôle moteur, il incitait les autres à participer, tout comme dans un café philo à l'extérieur, où il faut de ces personnalités qui n'hésitent pas à parler, qui encouragent les autres à se lancer.
Je pense aussi à lui parce que j'ai un peu peur pour lui. Les prisonniers sont des gens fragiles, incomparablement plus que les élèves. Je n'ai jamais vu dans ma vie plus fragile qu'un prisonnier, ça se voit, ça se lit sur les visages, dans les yeux. C'est la peur, c'est la violence qui les fragilisent. Et à mon tour, donc, j'ai peur, parce que la prison, c'est du moins mon sentiment aujourd'hui, ça ne l'était pas au début, les enferme mais aussi les protège. Leur grande ennemie, la séductrice qui peut les faire replonger, c'est la société. Seuls avec eux-mêmes ou leurs semblables, dans le cadre pénitentiaire, les limites sont posées. Dans la société, c'est fini, c'est la liberté, et la possibilité de fauter, de faire le mal. En le quittant, ce gars dont je ne sais ni le nom ni le prénom, que je ne reverrai sans doute jamais, je lui ai dit, avant qu'il ne rejoigne sa cellule : bon courage, bonne chance, et peut-être à un de ces jours, dans un café philo ...
Dans la cour, j'ai fait un bilan de mes trois séances avec le conseiller d'insertion et de probation et la sous-directrice. Ils sont satisfaits de mes interventions, ils en redemandent. Mais moi ? Je ne suis jamais satisfait de rien, alors ... Je suis cependant content de ce qui s'est passé, qui n'était pas évident au départ. Je reviendrai ? Oui, bien sûr, j'ai envie. Mais Saint-Quentin-Château-Thierry, c'est loin quand on fait pas mal de choses, ça prend du temps. Et j'ai aussi la prison de Laon qui me réclame ... Pourquoi pas, il faut que j'y réfléchisse. Réfléchir, ça devrait être dans mes cordes, non ?

4 commentaires:

Annie C. a dit…

Paradoxal ce billet!
Vous dites que vous commencez à apprécier ces gens, que tout le monde semble content, que vous avez envie d'y retourner, mais que vous devez réfléchir pour savoir si vous le ferez...
Vive la "bonne du curé"!

Emmanuel Mousset a dit…

Où est le paradoxe ? Quand on est très pris, on réfléchit avant de s'engager, on ne se laisse pas aller à ses envies.

Annie C. a dit…

Ce qui est paradoxal pour moi, c'est qu'apparemment ce projet d'intervention en prison semblait vous tenir à cœur, et que maintenant que vous semblez avoir réussi votre pari vous pensez à abandonner alors que vous dites avoir envie de continuer.
Je trouve dommage de ne pas faire ce qu'on a envie de faire, c'est tout!

Emmanuel Mousset a dit…

Votre remarque est juste : j'aime les défis, et une fois que le défi a été relevé, j'aime passer à un autre défi. Il y a peut-être un peu de ça dans mon hésitation. Mais il y a surtout un problème de temps, que vous comprendrez facilement.

Mon rêve, mon ambition seraient sûrement de mettre en place des projets que d'autres ensuite pourraient assumer. C'est ce qui se passe à Soissons, où j'anime en alternance le café philo. J'ai l'idéal des pionniers, des conquérants : découvrir une terre, y planter mon drapeau et laisser les autres cultiver et récolter. Mais les pionniers sont souvent dans l'Histoire à la fois des explorateurs et des cultivateurs !