lundi 15 juin 2009

Délires Scientifiques.



Chaque classe a ses particularités, même en ce qui concerne la fin de l'année. Les Littéraires ont été très sérieux, une poignée de rescapés studieux, les Economiques ont déserté, une seule étant présente à l'appel. Les Scientifiques ont choisi le mode délirant, et je me suis pris à leur jeu. C'est surtout les garçons, déguisés en je ne sais quoi, qui ont mis l'ambiance, les filles restant plus raisonnables.
Tout a commencé lors de mon arrivée devant la salle de classe, où une haie (d'honneur ?) m'attendait, accompagnée d'une tonitruante Marseillaise. Je ne sais pas si mes élèves sont devenus soudainement patriotes, mais je crois avoir compris quand leur chant a insisté sur le "contre nous de la tyrannie".
Une fois entré, j'ai vite compris que ces deux dernières heures de l'année seraient leurs heures et pas vraiment les miennes. Mais quoi faire quand on a plus envie de rien faire, et surtout pas de la philosophie ? J'ai demandé ce qu'ils voulaient. Et savez-vous ce qu'ils ont répondu ? Que je leur raconte ma vie ! Rien que ça ... C'est normal et même banal : les élèves subissent un prof pendant un an, ils sont curieux de connaître la personne. C'est humain.
Je me suis plié à leur demande, d'autant plus volontiers que cette confession, malgré les apparences, a pris des allures d'enseignement, a eu en tout cas une valeur pédagogique. Ainsi, jusqu'au bout, même dans un divertissement quelque peu délirant de fin d'année, j'aurais tenu mon rôle, j'aurais exercé ma fonction. Pourquoi ? Parce que ma vie professionnelle (je ne suis tout de même pas allé au-delà !) peut se résumer ainsi :
1979-1980 : baccalauréat à Tarbes puis fac de Vincennes, en sciences-politiques, ma période soixante-huitarde.
1980-1983 : ma période de chômage dans mon Berry natal.
1983 : manutentionnaire en librairie, à Angers.
1984 : vendeur d'espaces publicitaires dans des revues pour cadres.
1985 : à la Poste, facteur, télégraphiste et guichetier.
1986-1988 : gardien de jour au Parc de la Villette, échec au concours de bibliothécaire.
1988-1993 : gardien de nuit au groupe d'assurances GPA, près de la Tour Montparnasse. Parallèlement, reprise d'études, en philo, à Tolbiac puis La Sorbonne.
1993 : réussite au CAPES, à la deuxième tentative; année de stage à Reims, au lycée Colbert.
1994 : première affectation, lycée Henri-Martin, à Saint-Quentin. Quinze ans après, je suis toujours là.
Quel message ai-je voulu faire passer à mes élèves, en cette fin d'année pas si délirante que ça ? Qu'il faut du temps pour faire le bon choix, que les échecs préparent les réussites, que le destin n'existe pas, que nous sommes relativement libres de forger notre existence. J'ai vu certains visages s'éclairer, de grands yeux devenir encore plus grands. Je crois que le message est passé.
Autre message, celui de ces deux photos : nous nous amusons, bien sûr. Des élèves sont arrivés avec lunettes noires, drapeaux du Portugal, de la Kabylie et de la Russie impériale ... et un pistolet en plastique ! Au moment de la photo, j'ai pris la pose de James Bond. Je tiens beaucoup à ces deux photos, qui ont pour moi un sens profond : montrer que le lycée et ses élèves ne sont pas ce qu'on en dit trop souvent quand on ne retient que les faits divers médiatisés. Entre élèves et profs, tout peut aussi très bien se passer, sans cette terrible violence dont je ne nie pas hélas l'existence mais dont j'affirme qu'elle est très minoritaire dans notre école publique, qu'elle n'en reflète pas, et heureusement, l'exacte réalité.
Ce pistolet qui est un jouet, c'est aussi ma réponse au film "La Journée de la Jupe", où Adjani campe une prof qui utilise une arme, une vraie celle-là, pour prendre en otage sa classe et faire cours sous la menace, retournant la violence contre les violents. Cette situation me paraît tellement outrancière, sa morale me semble tellement contestable que j'ai voulu répliquer, montrer une autre image de l'école, puisque le hasard de ce petit délire m'en donnait l'occasion. Là, c'est moi qui suis gentiment l'otage de ma classe ! Et ne croyez pas que les élèves que vous voyez sont des privilégiés dans un établissement bourgeois ! La plupart des enfants d'Henri-Martin sont issues des classes populaires et moyennes.
Le délire ne s'est pas arrêté là : de retour dans la salle de classe, après être allé chercher mon appareil-photo, tout avait été inversé ! Ce qui était en avant, le bureau, l'estrade, s'est retrouvé au fond, ce qui était au fond, carte, placard, s'est retrouvé en avant. Seul le tableau, fixé au mur, n'a pas pu être déplacé. Nous avons donc passé deux heures dans ce monde à l'envers, qui n'en avait pas moins sa cohérence. A la fin, deux élèves m'ont demandé de dédicacer leur tee-shirt. J'ai écrit au feutre : "Que la sagesse soit avec toi !" Le délire était fini. L'année aussi.

7 commentaires:

.nn. a dit…

Le destin n'existerait pas...
Je ne sais pas s'il existe, mais je ne suis pas convaincue qu'il n'existe pas. Cependant je pense qu'on ne peut pas réussir si la voie dans laquelle on s'engage ne nous convient pas vraiment. Ma petite expérience m'a prouvé que quand les échecs se répètent, c'est que notre "destinée" nous attend ailleurs. Il faut donc accepter ces échecs et trouver ce pour quoi nous sommes réellement faits.

Emmanuel Mousset a dit…

Nous sommes d'accord. D'ailleurs, ma formulation est un peu rapide : je crois que le destin existe, mais la liberté aussi, et celle-ci peut largement orienter celui-là.

.nn. a dit…

Il faut savoir!
Dans votre billet vous affirmez que le destin n'existe pas, et là vous affirmez croire le contraire...
Nous sommes "libres" en théorie, oui. Mais dans la vie réelle, nous ne sommes malheureusement pas toujours en état de pouvoir profiter de cette liberté pour choisir la meilleure alternative qui s'offre à nous.
Les choix professionnels sont souvent laborieux à faire, car l'enjeu est de taille, et les sphères privées et économiques interfèrent forcément sur ce domaine, surtout quand la quête perdure...

Emmanuel Mousset a dit…

Je viens de vous dire que ma formulation était un peu rapide et que destin et liberté étaient conciliables. Pour résumer ma pensée : la liberté oriente le destin.

.nn. a dit…

J'avais bien compris votre réponse, et donc votre pensée!
Moi, je vous rétorque que la liberté est parfois très relative et limitée dans les choix que nous devons faire pour orienter notre destin.

Emmanuel Mousset a dit…

Nous sommes une fois de plus d'accord. C'est vous qui forcez, me semble-t-il, notre dissonance. La vraie question est de savoir quelle est, au sein du destin, notre marge de liberté. Les choix par exemple ne sont pas nuls. Nous avons une volonté qui nous permet d'aller dans un sens plutôt que dans un autre, vers telle personne plutôt que vers telle autre, d'adhérer à une conviction ou à une autre. Je dirais même que les choix, petits ou grands, dans la vie sont très nombreux.

Anonyme a dit…

La liberté est limitée par celle des autres et par nos choix de vie dans la société. Ce n'est donc pas la liberté qu'il faut rechercher mais autre chose.