jeudi 30 avril 2009

La force du préjugé.

A mes élèves, j'avais dit et prévenu : si un sujet tombe sur la justice, faites gaffe aux préjugés, aux clichés, très nombreux en ce qui concerne l'institution judiciaire. N'allez pas me dire, par exemple, que "la justice n'est pas juste", car c'est une contradiction dans les termes. Imparfaite, faillible, humaine, oui je veux bien, mais injuste non : par principe, la loi établit la justice. Si la justice n'est pas juste, cela revient à prétendre qu'il n'y a pas de justice. Pourquoi pas, mais argumentez, ne véhiculez pas un sentiment populaire philosophiquement infondé. Marx et bien d'autres pensaient que la justice était le reflet de la société, donc un pouvoir de classe. C'est une thèse acceptable, puisque ce n'est pas un cliché d'opinion.

J'étais même allé jusqu'à dire aux élèves que ma dénonciation du préjugé n'empêcherait pas celui-ci d'apparaître dans leurs copies. Une façon comme une autre de les mettre en garde, de leur éviter les idées préconçues. Que croyez-vous qu'il arriva ? Pour le sujet "Qu'est ce qui est injuste ?", alors qu'en matière d'injustices les exemples ne manquent pas, beaucoup d'élèves ont soutenu que ce qui était injuste, c'était, je vous le donne en mille : la justice ! De quoi faire douter de la puissance de l'enseignement, de quoi s'avouer vaincu devant la force du préjugé. Pour étayer ma démonstration, je vous livre quelques extraits de copies :

"La loi elle-même peut être injuste. Le gouvernement instaure des lois qui excluent un certain type de personnes et par ces lois rend les individus racistes ou discriminants [...] Interdire aux fumeurs de fumer dans les lieux publics. Ainsi, ces personnes sont exclus car elles ne se rendent plus dans les bars ou autres et ne communiquent plus".

Pour l'élève, la justice est injuste parce qu'elle sanctionne, elle ne laisse pas chacun faire comme il veut. Pour moi, c'est parce que la loi sanctionne qu'elle est juste, sinon ce ne serait qu'une idée, une opinion sans conséquence (en la matière, la loi anti-tabac protège la liberté des non fumeurs).

"En Arabie Saoudite, pays musulman, dans leur système, on coupe les mains si on vole alors que par exemple en France l'individu prend une amende ou au pire il va en prison. Ce sont ces différences de systèmes, de lois qui peuvent paraître injustes".

Pour l'élève, la justice est injuste parce que les lois ne sont pas les mêmes dans tous les pays. Pour moi, il est juste que chaque pays, culture, tradition aient leurs lois spécifiques (ce qui ne me conduit pas à approuver les mains coupés, exemple évidemment extrême et peu probant).

"La justice n'est pas si équitable qu'il y paraît dans certains cas. Certains délits ou certains crimes ne sont pas assez punis et des criminels sont en liberté malgré leurs crimes, ce qui est injuste. Enfin, l'égalité n'est pas véritable. S'il y avait une égalité parfaite dans le monde, la pauvreté et les discriminations n'existeraient pas".

C'est le vieux préjugé sur la mansuétude coupable, le laxisme de la justice, évidemment faux. Quant à l'égalité imparfaite, l'élève ne distingue pas égalité juridique, qui est un principe dans un Etat de Droit, et égalité totale, peut-être nécessaire mais largement utopique.

Mais j'aurais beau le dire, le redire et le re-redire, le préjugé sera plus fort que tout et des élèves continueront à "penser" (en vérité, ce n'est pas une "pensée") que "la justice est injuste". Bonjour la citoyenneté !

mercredi 29 avril 2009

Relâchement.

J'en ai fini avec le paquet de copies des ES. Ce n'est pas fameux du tout, c'est même pire que les S. Je sens à nouveau un relâchement qu'il va falloir conjurer vite fait à la rentrée, lundi prochain. Piloter l'année scolaire, c'est comme gouverner un avion : les moments les plus difficiles sont le décollage et l'atterrissage. Le début, on comprend, reportez-vous aux archives de ce blog, mois de septembre. Après, c'est la vitesse de croisière, je n'irais pas jusqu'à dire du pilotage automatique.

La fin est délicate, périlleuse pour certains : le bac approche, le programme se termine, la belle saison arrive, les jours fériés sont nombreux, l'adage dit "en mai fait ce qu'il te plaît", Mai 68 se rappelle à notre bon souvenir, bref ce n'est pas une période favorable au travail intensif. Et c'est pourtant, paradoxalement, la période où le travail devrait être le plus intensif, puisque l'examen frappe à la porte.

Signe des temps : mes ES, qui jusque là avaient à peu près tous rendu leurs devoirs au jour et à l'heure, ont exprimé cette fois trois défaillances, trois absents qui n'ont pas rendu copies. Ce n'est pas une catastrophe (ils sont 34) mais c'est tout de même un petit signe. C'est surtout les résultats qui sont très préoccupants. Voici la traditionnelle échelle des notes:

3 : 1
4 : 3
5 : 3
6 : 4
7 : 5
8 : 5
9 : 3
10 : 3
12 : 1
15 : 2
16 : 1

7 seulement ont donc la moyenne. Il me semble que c'est la première fois, avec cette classe, cette année, que j'ai d'aussi mauvais résultats. A corriger au plus vite dans cinq jours.

mardi 28 avril 2009

Pas si positif.

J'ai été un peu rapide (mais il est vrai que j'étais dans le train ! ) il y a deux jours quand je vous ai dit que les résultats des scientifiques n'étaient pas si mal. A regarder l'échelle des notes, que je vous donne, ce n'est pas si fameux (comme toujours, la note est à gauche et le nombre de copies à droite) :

5 : 2
6 : 2
7 : 1
8 : 2
9 : 2
10 : 2
11 : 1
12 : 3
13 : 3
14 : 1

Vous constatez l'étalement des résultats, le déséquilibre en faveur des notes médiocres et mauvaises, l'absence de très bonnes notes. Donc ce n'est pas si positif que ça.

lundi 27 avril 2009

Ciné Prof.

Il y aurait toute une étude à faire sur l'image de l'école et des profs au cinéma. Celui-ci a souvent été inspiré par ceux-là. Mais peut-être cette étude existait-elle déjà. Toujours est-il que deux films sont actuellement sur nos écrans et mettent en scène des enseignants. Je ne les ai vus ni l'un ni l'autre mais j'ai lu les critiques et compte-rendus. Je suis preneur d'éventuels commentaires de spectateurs.

La Journée de la jupe, de Jean-Claude Lilienfeld, avec Isabelle Adjani, me trouble assez par son histoire peu banale : une prof de Lettres dans un collège difficile, excédée par le comportement de ses élèves, décide de les prendre en otages et de faire cours pistolet au poing. J'avoue que ce retournement de situation, cette inversion des rôles, cette image d'un prof qui impose son autorité avec une arme m'inquiètent plutôt. Qu'est-ce que ça signifie ? La violence ne légitime pas la violence. Et puis, un prof ainsi représenté, c'est la négation même de l'idée qu'on se fait d'un prof. Bref, tout ça me semble très fantasmatique. Quelles peurs ce film conjure-t-il, quels sombres désirs satisfait-il ?

Le titre, lui, renvoie à une triste réalité, pour moi renversante (là aussi, il y a inversion des valeurs) : des établissements scolaires rongés par le machisme organisent ce type de journée pour souligner la liberté de la femme, dont celle de se mettre en jupe sans se faire traiter de salope. Incroyable, ces choses-là, en 2009, dans un pays moderne, une société émancipée, peuvent exister. Longtemps, la jupe a été un symbole d'asservissement de la femme, son enfermement dans un rôle traditionnel. Avec le pantalon, elle devenait l'égale de l'homme. Aujourd'hui, c'est la jupe qui libère et le pantalon qui opprime !

Mes élèves sont-elles plutôt en jupe ou en pantalon ? Je crois que le pantalon, le jean particulièrement, l'emporte très largement, parce que c'est pratique et que ça n'empêche pas d'être féminine et sexy. Mais cette histoire de jupe revendicatrice et de pantalon discriminateur, ça m'échappe complètement!

La Vague, film allemand de Dennis Gansel, est à l'opposé du précédent : un prof de lycée invente et pratique avec ses élèves un jeu pédagogique chargé de faire comprendre les mécanismes de l'oppression en transformant la classe puis l'établissement en petit régime totalitaire. Là encore, c'est troublant, mais pour une toute autre raison, et je ne peux m'empêcher de me poser la question : tout individu qui possède un pouvoir auquel obéit un groupe installe une situation qui porte des germes de totalitarisme. Le drame de l'être humain, c'est qu'il est enclin à se courber devant l'autorité, à lui obéir servilement. Là où est le pouvoir, là sont la domination et l'oppression.

Quand on est prof, qu'on exerce donc un pouvoir, c'est très embêtant. C'est encore plus embêtant quand on est prof de philo, qu'on prétend émanciper l'homme, former un citoyen éclairé, et qu'on favorise sans le vouloir la stupide obéissance, la soumission aveugle. On appelle ça une contradiction. Pourtant, j'ai horreur du désordre qui me semble toujours injuste, je déteste l'indiscipline bouffonne, mais j'exècre par dessus tout une tête qui s'incline, des yeux qui se baissent, des genoux qui se plient, un corps qui se prosternent. Devant Dieu peut-être, dans l'hypothèse où celui-ci existe. Mais devant un autre homme, jamais ! C'est pourquoi il faut se garder d'inculquer à nos élèves une politesse excessive, outrée. Je veux des citoyens respectueux, pas des esclaves, des soldats ou des domestiques.

dimanche 26 avril 2009

Corrections sur rails.

J'ai bien profité de mes sept heures de train et de gare, je ne me suis pas laissé tenter par le Simenon que j'avais dans mes bagages. Un Maigret, c'est la littérature idéale quand on voyage. Je me suis tapé une autre forme de littérature: les copies de mes scientifiques, 23 élèves, 19 copies rendues parce que 4 absents, 17 corrigés sur les rails. Ça donne quoi ? C'est pas trop mal. Les défauts et erreurs sont les mêmes que chez les littéraires (de ce point de vue là aussi, la philosophie est universelle):

Qu'est-ce qui est injuste? Les élèves ont contourné la question, évoquant autant le juste que l'injuste, parfois même plus l'un que l'autre, au mépris de la question, qui demande à se concentrer exclusivement sur l'injuste. Certes, celui-ci se définit en opposition à celui-là, mais ce n'est pas une raison pour me parler des deux.

Le risque philosophique face à une telle question, c'est de conclure que tout est injuste, la vie, la mort et le reste, ce qui revient à dire que rien n'est injuste, que l'injustice dans ces conditions n'existe pas, qu'il est donc impossible de la définir, ce qui est un aveu d'échec face à la question qu'on nous pose.

Y a-t-il un progrès de l'humanité ? Les élèves ont privilégié cette question. Juste et injuste sont souvent l'occasion de grosses bêtises. Ce qui n'a pas empêché les fautes, par exemple la description du progrès, et non pas la réflexion sur le progrès. J'ai eu droit parfois à toute la série des progrès possibles et imaginables, avec détails particuliers à la clé, mais sans l'ombre d'une idée. Il serait temps, à cette période de l'année, que mes élèves comprennent que ça ne va pas et que ça ne se fait pas.

samedi 25 avril 2009

Train-train.

Que fait un enseignant qui est bloqué dans un train et une gare de 8h13 à 14h55 ? Il corrige bien sûr des copies! C'est pour lui une occasion inespérée, presque unique en son genre. Il peut ainsi réaliser un rêve: venir à bout d'un paquet en une journée. C'est ce qui m'arrivera demain, partant pour quelques jours dans mon Berry natal. A moins que je ne succombe aux délices de la lecture. Un voyage en train se prête très bien à ça aussi ...

En attendant, de mes trois tas de copies, un est presque terminé (trois me restent à corriger), celui des Littéraires. Je suis à moitié satisfait. Chez certains, j'ai cru déceler un certain relâchement. Eh oui, la fin de l'année approche, les dossiers de candidature pour l'an prochain ont été remplis, les dés pour beaucoup semblent jetés, d'où la tentation de se laisser aller. A ceci près, et ce n'est pas un mince détail, que le bac est devant et pas derrière les élèves. Pas question donc de se relâcher.

Il m'a semblé aussi que certains copies étaient allées au plus facile en reproduisant des réflexions qui ne viennent pas spontanément de l'élève. On appelle ça, vulgairement, "pomper". En philo, ça se voit tout de suite, et c'est très, très mal vu ! Je suis persuadé que les élèves ne le font pas nécessairement avec une volonté mauvaise. C'est pour eux une source d'inspiration comme une autre. Sauf que c'est plus de la retranscription littérale que de l'inspiration réfléchie. Là encore, ce n'est pas bon signe.

Il y a cette copie, une seule, qui est constituée de feuilles volantes, même pas rattachées les unes aux autres par un trombone ou une agrafe. Au moment du ramassage, j'aurais dû refuser de la prendre en l'état. Cette négligence est pour moi révélatrice, et je déteste ça. Je ne veux pas bien sûr injustement généraliser, il y a de bonnes copies, comme toujours. Ainsi cette élève qui m'a fait ... 25 pages, dont je sens dès les premières que ce sera très bon, et à qui j'ai tout de suite envie de mettre 19 pour m'en débarrasser ! Mais j'ai fait mon métier, j'ai tout lu et elle a eu 18.

Je veux maintenant vous donner quelques extraits de devoirs d'élèves, à propos du sujet : Y a-t-il un progrès de l'humanité? D'abord un argument inattendu:

"Au début de son existence, à la préhistoire, l'homme accumulait les défauts physiques : petit, voûté, des gros membres. Il était alors plus proche de l'animal que de son évolution, nous-mêmes. De nos jours, le culte de la beauté fait rage chez l'homme masculin ou féminin: dans les deux cas, une posture droite s'impose, accompagnée de dandysme, métrosexualité, chirurgie plastique et même crème anti-rides."

Ensuite, deux arguments, appartenant à des copies différentes, qui s'entrechoquent:

"Le premier homme a évolué au fil du temps. Marchant à l'aide de ses quatre membres, il s'est redressé petit à petit, afin de marcher avec ses deux membres inférieurs. L'homme s'est aussi adapté à son environnement, et aussi à l'utilisation de différents outils. Sa boîte crânienne s'est aussi modifiée, devenant plus grande et renfermant une source d'intelligence adaptée à sa taille [...] Dans ce cas, nous pouvons bien dire qu'il y a eu un progrès de l'humanité."

"Y a-t-il un progrès de l'humanité? Sur le plan physique, il paraît évident que non. Avant, nous étions beaucoup plus résistants au froid, à la maladie ou aux blessures. A l'époque de la préhistoire, les mâchoires des hommes étaient bien plus solides pour leur permettre de manger de la viande crue sans couteau. Aujourd'hui, nous sommes plus faibles sur le plan physique."

Je vous laisse méditer ces arguments et convaincre par l'un ou l'autre ...

vendredi 24 avril 2009

Philo à Tergnier.

Il y a des années que je me promettais d'aller faire un tour au café philo de Tergnier. 23 km, ce n'est tout de même pas le bout du monde! Et je me déplace beaucoup plus loin dans la semaine. Mais vous connaissez le phénomène: on ignore souvent ce qui se passe à notre porte. Et puis, les occupations, les horaires, la fatigue sont toujours de bons prétextes, c'est à dire de mauvaises raisons. Sauf aujourd'hui: les vacances, le beau temps. Alors j'y suis allé. Je n'ai pas été déçu.

C'est l'association Les Petits Socratiques qui organise. Leur champ d'action est régional, puisqu'ils ont ouvert des cafés philo à Laon, Compiègne, Amiens... et Tergnier. Je participe à quelques-uns, ponctuellement, en tant qu'animateur. L'inspiration est évidemment la même que Rencontre Citoy'Aisne, mais la façon de procéder est un peu différente. Nous ne sommes pas dans un café, mais dans un espace associatif, le Centre de Vie, rue Pierre-Méchain. Il y a quand même des tasses de café qui circulent !

Sinon, les participants sont rassemblés autour de tables disposées en carré, et il n'y a pas de micro pour les interventions, qui se font donc de vive voix. D'où par moments un inévitable petit désordre. Mais les gens (dix-huit exactement) manifestement se connaissent, ont pris leurs habitudes, et tout se passe bien. L'introduction est plus longue et plus étoffée que mes pistes de réflexion, qui ne sont que des amorces de pensée.

L'animateur, c'est aujourd'hui Thierry Grangette, qui n'est pas prof de philo mais ingénieur. Il est secondé par Elodie Cabeau, qui a enseigné la philo et anime aussi, toujours au Centre de Vie, un atelier de lectures philosophiques. Le rendez-vous mensuel a lieu le vendredi, de 18h00 à 19h30, avec à chaque fois un animateur différent. Le sujet de ce soir : fonder une société sur l'égalité : idéal réalisable ou tromperie ?

Les idées ont fusé, bien sûr. Il a beaucoup été question de l'école, égalitaire ou au contraire reproductrice des inégalités. L'égalité peut s'envisager sous des angles très différents: juridique, politique, économique, ... Je crois quant à moi que c'est une valeur abstraite (pas d'égalité dans la nature) qui ne prend tout son sens qu'à travers l'histoire et la lutte des hommes pour elle. Mais ce n'est pas une chimère: en démocratie, le principe "un homme, une voix" est un beau principe égalitaire. Il y a aussi l'égalité au sens mathématique, A=A, étudiée par Aristote, sans doute la première forme d'égalité, et peut-être la plus pure.

Bref, tout ça m'a semblé très sympa. A la fin, on m'a proposé de participer au repas de fin d'année. Pourquoi pas, si je suis disponible. Et j'ai appris que Nicole, un membre de l'équipe, connaissait très bien le café philo des Phares et Gunter Gorhan. Le monde de la philosophie est décidément petit. Tergnier, cité des cheminots et des penseurs, en fait désormais partie.

jeudi 23 avril 2009

Bambin citoyen?

Un rapport du Conseil économique et social préconise d'introduire l'instruction civique en maternelle. Je suppose que les rédacteurs sont des gens sérieux, que cette étude est argumentée, et je ne doute pas que l'intention soit excellente. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que tout ça, c'est n'importe quoi, comme on dit aujourd'hui.

Ah! L'instruction civique! On a parfois l'impression, à écouter ce qui se dit à droite et à gauche, que ce serait la solution à tous les problèmes que rencontrent la jeunesse et la société! On nous exhorte à introduire vite fait le civisme à l'école. Comme si ça n'était pas déjà fait!

Soyons sérieux: si l'instruction civique recouvre ce que j'enseigne à mes Premières, c'est à dire les institutions de la République et la vie du citoyen, je ne crois pas qu'un bambin de maternelle soit prédisposé à comprendre cet enseignement. Si l'expression désigne les comportements en société, la civilité beaucoup plus que le civisme, pourquoi pas, mais les enseignants pratiquent cette forme d'éducation, qu'on ferait mieux d'appeler morale, si on ne craint pas que ce mot nous écorche la bouche.

J'irais encore plus loin: l'acte éducatif comporte inévitablement une dimension civique ou morale, peu importe le terme employé. Quand l'enfant ou l'adolescent quittent famille et amis pour se retrouver dans le groupe de leurs camarades, ils doivent adopter des attitudes, des principes, des valeurs qui ne sont pas ceux de leur vie ordinaire. En ce sens, l'école est une petite société, la classe est une communauté. On y apprend donc, nécessairement, à tisser des liens avec les autres, à exercer sa sociabilité.

Quand je demande à mes élèves de rendre au jour et à l'heure leurs devoirs, quand j'exige qu'ils écoutent et notent en classe, quand je trace les limites de ce qu'ils peuvent se permettre et ne pas se permettre avec moi, je ne fais pas de la philosophie, je ne transmets aucune connaissance, j'éduque, je fais spontanément de l'instruction civique, qui ne porte pas ce nom, qu'il vaudrait mieux appeler pratique civique, mais qu'il vaut encore mieux ne pas appeler du tout, car la vie se passe parfois de désigner et d'enfermer des comportements dans un contenu.

Je me méfie de l'engouement suspect pour l'instruction civique. Je crains aussi une façon, pour les parents et la société, de se décharger de la propre éducation qu'ils devraient administrer à leurs enfants et qu'ils délèguent désormais aux enseignants. A tort: le prof ne sera jamais un papa ou une maman.

mercredi 22 avril 2009

Lire, écouter, voir.

Quelques conseils pour ces vacances, d'abord en matière de lecture: je vous recommande le numéro d'avril de Philosophie magazine, avec un dossier sur les utopies, intitulé "Et si...". 17 penseurs contemporains tentent d'inventer le futur, plutôt que d'imaginer ou prévoir. Voilà ce que ça donne, je vous livre quelques exemples:

Et si on instaurait la paix perpétuelle?
Et si une révolution féministe éclatait dans le monde musulman?
Et si la téléportation était possible?
Et si la sexualité était enfin libre?
Et si on vivait jusqu'à 170 ans?
Et si les animaux avaient des droits?
Et si l'humanité ne parlait plus qu'une seule langue?
Et si plus personne ne mentait?
Et si on pouvait acheter toutes les drogues au supermarché?
Et s'il n'y avait plus de voitures dans les villes?
Et s'il y avait un gouvernement mondial?
Et si la différence des sexes n'existait plus?
Et si on pouvait lire dans les pensées?
Et si l'avenir c'était le présent?

Après une lecture, je vous conseille une émission de radio, chaque jour, sur France-Culture, de 17h00 à 17h50: Les nouveaux chemins de la connaissance. Chaque séance, du moins cette semaine, est consacrée à un sujet de dissertation. Hier, la question portait sur le temps. Aujourd'hui, c'est: L'art peut-il être vrai?

La télévision pour finir, et une émission que je n'ai pas vue mais qui est, je crois, la seule émission de philo sur une grande chaîne: Philosophie, tous les dimanches à 13h00, sur Arte, animée par Raphaël Enthoven (qui anime aussi l'émission de radio).

Ceci dit, le meilleur conseil que je puisse vous donner pour ces vacances, ce n'est pas seulement de lire, d'écouter ou de regarder, c'est d'écrire. Reprenez par exemple quelques questions de Philosophie magazine, "Et si...", puis efforcez-vous d'y répondre. Pourquoi pas dans les commentaires de ce blog?

mardi 21 avril 2009

Le sourire d'Anne.

J'avais hier soir Ciné Philo, sur le thème de la réinsertion après la prison, avec la projection d'un film assez lourd, Boy A, de John Crowley. Peu d'élèves de mon lycée étaient présents, qui ont pourtant droit à trente places gratuites. Mais c'est les vacances, et les lycéens préfèrent sans doute aller voir OSS 117 (comme moi ce soir!). Camille, Mallory et Quentin, trois de mes Littéraires, étaient tout de même là.

Pour cette séance, nous avions une invitée. Je me dis de plus en plus que c'est une bonne idée que de faire appel à un témoin pour éclairer le film, même s'il n'est pas toujours facile à trouver. Cette fois, c'était une conseillère d'insertion et de probation du SPIP (Service pénitentiaire d'insertion et de probation), Anne. Elle est jeune, un peu stressée, peu habituée à affronter un public (parce qu'un public, ça s'affronte!). Je l'ai rassurée: les participants, ce soir 53 spectateurs, sont plutôt bienveillants. Mais on ne sait jamais comment un débat peut tourner, même si je maîtrise assez bien.

Problème technique comme il en arrive souvent: il n'y a qu'un seul micro. Ce qui m'oblige à courir d'un bout à l'autre de la salle de cinéma. Ce n'est pas trop ça qui est gênant, mais le fait qu'en prenant plusieurs interventions à la suite (trois ou quatre), Anne ne se souvient pas nécessairement de toutes les questions qu'on lui a posées. Et moi non plus!

Sinon, tout s'est très bien passé. Comme pour chaque Ciné Philo, une fois le film terminé et la lumière revenue, il est difficile de sortir de sa torpeur, surtout quand ce qu'on vient de voir vous a donné un coup de poing à l'estomac. Les débuts sont donc hésitants, les prises de parole peinent à se manifester. Le fait que je doive me déplacer pour distribuer le micro, même si ça ne prend qu'une quinzaine de secondes, cela suffit à provoquer des interventions sauvages, hors sonorisation, qui font qu'on ne les entend pas... Mais c'est l'indispensable tour de chauffe. Un débat se règle comme n'importe quelle mécanique.

Il a été question de l'inhumanité de la prison, de sa nécessité face au Mal, du parfois démagogique droit des victimes, d'une société plus portée aujourd'hui à punir qu'à réinsérer. Anne s'est très bien débrouillée, malgré sa gêne du début. A la fin, j'ai vu dans son sourire qu'elle avait aimé. Car la confrontation avec le public s'est transformée en une sorte de communion, où elle a pu livrer ce qui lui tenait à coeur. Elle a aussi constaté, par les questions posées, qu'on s'intéressait à son métier, pas très bien connu. Je crois que ça lui a fait du bien. Voilà le miracle de mes débats philo: amener chacun à se livrer et donc à se libérer, par l'échange.

Et puis, pour elle, c'est l'occasion de sortir de la dimension purement administrative de son métier, c'est lui redonner un sens qui s'estompe parfois dans la routine professionnelle. Quand je lui ai demandé, en dernière question, si une société idéale conserverait un système pénitentiaire, elle a compris, et elle me l'a dit ce matin au téléphone, que nous étions entrés dans une autre dimension, proprement philosophique.

Sa réponse: non, à part pour une minorité, la prison est la plus mauvaise solution, la réinsertion au sein de la société reste le moyen le plus efficace. Philosopher, c'est prendre conscience de ce qu'on est et de ce qu'on fait. Réfléchir, au sens propre, c'est refléter, regarder dans le miroir. Ce n'est pas facile mais ça fait beaucoup de bien. C'est ce que me disait le sourire d'Anne.

lundi 20 avril 2009

LHM-Flash.

Dans mon lycée, depuis quelques semaines, nous avons une lettre d'informations, qui circule parmi les élèves et les personnels. C'est bien utile. Un établissement comme le mien est un gros village où l'on ne sait pas au juste ce qui se passe alors qu'il se passe plein de choses. Cette feuille recto verso paraît environ tous les quinze jours. Elle s'intitule, tout simplement, LHM-Flash, le sigle signifiant Lycée Henri-Martin.

Son concepteur est l'un de nos CPE, Conseiller Principal d'Education, Vincent Savelli, très actif. Lors du dernier conseil d'administration de l'établissement, il était à côté de moi, et devant lui, un tas de notes pour préparer LHM-Flash. Il m'a confié alors que ça lui prenait un temps fou. Je veux bien le croire. Le sous-titre de la lettre: news-noticiario-notizie-nachrichten et un dernier mot que je suis incapable de vous transcrire puisqu'il est écrit en ... chinois! Vous avez ainsi pu reconnaître les cinq langues vivantes enseignées dans mon lycée (il y a quelques années encore, il y avait une option russe).

LHM-Flash porte bien son nom. C'est une série d'informations très brèves, très concises. Le titre est cependant un peu trompeur puisqu'on y parle aussi des activités du collège. Je vous livre quelques extraits du dernier numéro, le 6, paru juste avant le départ en vacances:

Dimanche 29 mars: sortie à Paris, café philo et cimetière du Père Lachaise.
Jeudi 2 avril: les Terminales se retrouvent sur la plage d'Eastbourne en Angleterre.
Lundi 6 avril: Les délégués de 6ème ont visité l'Hôtel de Ville et rencontré Monsieur le Maire.
Mardi 14 avril: au CDI du collège, lectures de poèmes aux élèves de 6ème et CM2 de l'école Paringault.
Mercredi 15 avril: l'atelier violoncelle est à Amiens pour un concert.
Jeudi 16 avril: l'atelier "Jardin Musical" (2d, 1ère, Terminales) est à Paris.
Du 4 au 9 mai: les élèves de 5ème à Terminales se rendront en Italie.
Mardi 5 mai: les Terminales scientifiques visiteront le Palais de la Découverte à Paris.

Le verso se termine par des vignettes marrantes de bande-dessinée, dans lesquelles Vincent Savelli a rajouté le sigle LHM.

dimanche 19 avril 2009

Cogito ergo sum.

Avant ces vacances, avec mes classes, nous avons étudié le "Je pense, donc je suis", de René Descartes, Cogito ergo sum, quand on veut faire son savant et un peu son malin. Il y a comme ça des formules qu'on retient parce qu'elles claquent, "L'enfer c'est les autres" de Sartre, "La religion c'est l'opium du peuple" de Marx. Mais la plus connue, c'est celle de Descartes, qu'on a aussi honorée en la pastichant.

Les élèves la connaissaient, mais pas toujours son auteur. Certains m'ont cité Shakespeare, confondant évidemment avec "Etre ou ne pas être, telle est la question". Quoique le lapsus pourrait être le point de départ d'une réflexion, d'une confrontation entre le cogito ergo sum et le to be or not to be, les deux se préoccupant de l'être et de l'existence, grandes catégories philosophiques.

Pour le moment, soyons plus modestes, essayons de comprendre la fameuse formule. Car "Je pense, donc je suis", pris dans sa brutalité, ça ne veut rien dire. Quand je ne pense pas, je n'en existe pas moins! Donc, je ne voulais pas finir l'année en laissant mes élèves dans l'ignorance de la plus célèbre citation de toute l'histoire de la philosophie. Elle est à notre discipline ce que la Joconde est à la peinture, connue de tous et énigmatique.

D'où vient le "Je pense, donc je suis"? Du Discours de la Méthode, 4ème partie, un ouvrage que le philosophe rédige en français, ce qui est complètement révolutionnaire pour son temps, les intellectuels s'exprimant en latin. Mais Descartes reprend l'idée et la développe plus savamment dans un autre ouvrage, les Méditations métaphysiques, où la formule se transforme en "Je suis, j'existe", Ego sum, ego existo.

Par conséquent, j'ai photocopié et distribué aux élèves, sur une même feuille, les deux extraits, que nous avons étudiés à la suite, l'un éclairant l'autre et redoublant la compréhension de l'idée. Je vous épargne mes explications, le "Je pense, donc je suis" ne se lit pas, il se vit, ou plutôt je suis en charge de le rendre vivant. Et c'est un grand bonheur pour moi que de m'approprier d'aussi grands textes, l'un de 1637, l'autre de 1641, de leur donner un sens, une valeur, une importance, en 2009, devant des jeunes pour beaucoup d'origines modestes, au lycée Henri-Martin.

Je ne sais pas si Descartes serait fier de moi, mais je le crois, lui qui a rédigé précisément son Discours de la Méthode pour le mettre à la portée du public cultivé et pas seulement du public savant. Je me dis aussi que je fais décidément un bien beau métier, redonner vie et énergie à des trésors de la pensée humaine, restituer, par delà la poussière des siècles, tout leur éclat. "J'enseigne, donc je suis"!

samedi 18 avril 2009

Les yeux de Magali.

Café philo en fin d'après-midi à Guise, proposé par Manuel et son Entente du Gué de l'Oise. Mais cette fois, la première depuis six ans, nous ne sommes pas au Centre social, nous allons au PatMag, le café-restaurant à l'entrée de la ville, en haut de la rue Charles de Gaulle. PatMag, c'est Patrice et Magali, les sympathiques patrons, qui fréquentent le café philo et ont proposé à leur tour de l'héberger.

Notre sujet: la philosophie rend-elle moins belle? Et pour cette première, nous passons au préalable un film, le documentaire tourné par les élèves du BTS audiovisuel de mon lycée sur le phénomène café philo. J'étais sceptique quant à la fréquentation: changer d'endroit, déranger les habitudes, le temps bruineux et puis le thème choisi, tout cela me faisait douter de l'affluence. Pour preuve, je n'avais fait que dix photocopies de ma petite introduction. Surprise: nous étions seize. Pas mal, non? Seize personnes, un samedi après-midi, qui se retrouvent dans Guise pour parler philosophie, il y a cinquante ans, c'aurait été inconcevable!

Au début pourtant, un problème technique fait craindre que le reportage ne démarre sans le son. Embêtant mais vite réparé: c'est notre technicien maison qui avait oublié d'appuyer sur le bon bouton! Après la diffusion, très vite, le débat s'est installé, avec un nouveau problème (mais la vie n'est-elle pas une suite ininterrompue de problèmes?): l'absence de micro. C'est là où l'on comprend la nécessité de l'instrument. Sans lui, les gens s'écoutent moins bien et la parole devient anarchique. J'ai géré, tout s'est finalement bien passé.

Le PatMag est un restau plus qu'un bistrot. Nous étions donc autour d'une grande table familiale. Ça aussi, c'est inhabituel. Normalement, il est bon de disperser le public. Mais ce n'était pas aujourd"hui un inconvénient. J'ai été pas mal questionné sur la philo, son enseignement. Les réflexions ont tourné autour des questions suivantes:

- La bêtise est-elle l'ennemie de la philosophie?
- Quelle sorte d'intelligence cultive la philosophie?
- La philosophie peut-elle être à son tour stupide?
- La philosophie peut-elle se passer des profs de philo?
- Y a-t-il un âge pour philosopher?
etc.

Nous avons bien sûr discuté des cafés philo, de l'engouement qu'ils provoquent depuis quinze ans (y compris au coeur de la Thiérache!), de la contestation qu'ils entraînent parfois de la part des... professeurs de philosophie, voulant garder jalousement la propriété de leur discipline. Tout ça dans la joie, la bonne humeur, d'autant que Magali a apporté deux magnifiques tartes au beau milieu de la table qui ont soulevé l'enthousiasme. On pense mieux avec la panse remplie...

Je n'oublie pas l'alcool: in vino veritas. Chez les Grecs, on philosophait pendant les banquets (lisez celui de Platon) et on buvait beaucoup. Pour ma part, j'ai commandé une Leffe, neuf degrés, qui a surpris Magali. Dans quelle société vivons-nous?! Ce n'est pas parce qu'il me reste 23 km à faire pour rejoindre Saint-Quentin que je dois me priver d'une bière forte! Philosopher, c'est aussi contester! Et puis, c'est le premier jour de mes vacances, que diable! Santé à tous!

Pendant le débat, j'ai été pris d'un irrésistible fou rire, que j'ai eu beaucoup de mal à calmer. Pas très sérieux, pour un prof de philo. Justement, ne me fallait-il pas montrer que la philosophie peut sortir du sérieux, des conventions, de l'académique? Ce qui m'a fait partir, c'est qu'une dame, en mangeant sa tarte, a fait tomber un morceau sur sa robe, et que le morceau est resté tranquillement sur sa poitrine quelques secondes avant qu'elle s'en aperçoive. C'est idiot mais j'étais plié. C'est l'histoire de Pascal et du prêtre qui provoque les rires à cause d'un rien malencontreux. Mais qu'est-ce ça fait du bien! Autant que de penser!

A la fin, je suis allé voir Magali. C'est une brave femme, pas du tout le profil philo intello. Et pourtant, ses yeux brillaient, je vous jure, d'avoir assisté à cette séance et d'y avoir un peu participé. Je crois même qu'elle était fière d'avoir abrité, dans son café de routiers plus que de penseurs, un café philo. Elle m'a dit, émerveillée, avant que je ne la quitte: "La philosophie, c'est infini". Pour cette phrase-là, pour ces yeux-là, ma mission sur cette terre, dans cette vie, est justifiée, accomplie, satisfaite. Le reste, les diplômes élevés, les cours magistraux, les colloques savants, la reconnaissance intellectuelle, deviennent secondaires. Je peux même ce soir mourir. Mais je vais quand même attendre si possible quelques dizaines d'années.

vendredi 17 avril 2009

2009-2010 déjà.

C'est les vacances. Déjà. J'ai l'impression que les précédentes, en février, ne sont pas si loin. J'ai surtout l'impression que les prochaines, les grandes, sont toutes proches. Et bientôt un an que je rédige ce blog, qui normalement ne devait durer qu'un an, pensant au début que je ne pourrais ensuite que me répéter. Mais j'ai changé d'avis: une année scolaire est trop riche pour qu'elle soit identique aux précédentes. En 2009-2010, je remettrai ça!

Les grandes vacances, je les sens aussi à cause de ce formulaire que j'ai rendu ce matin à mon proviseur-adjoint et qui concerne l'emploi du temps de la prochaine rentrée, année 2009-2010. C'est la feuille rituelle (une année scolaire est pleine de rites immuables), intitulée "Souhaits du Professeur". Je dois d'abord répondre à quatre questions sur la charge de travail:

- Ai-je demandé un temps partiel?
- Est-ce que j'accepte d'être professeur principal?
- Est-ce que je souhaite faire partie du Conseil pédagogique?
- Est-ce que je souhaite des heures supplémentaires?

Viennent ensuite les souhaits concernant la répartition de service: classes ou niveaux souhaités, regroupement des heures de cours, de travaux dirigés, de travaux pratiques et de module, salle souhaitée. En tant que prof de philo travaillant en Terminale, ça ne me concerne pas trop. Quant à la salle de classe, je m'en fous (mais certains collègues tiennent à LEUR salle).

Dans cette même rubrique, on me demande si je souhaite travailler en équipe, avec quel(le)s collègues, de ma discipline ou d'une autre. Là encore, ce n'est pas mon problème: en philo, nous sommes... deux profs. L'équipe, elle se constitue très vite, devant la machine à café, et notre concertation se déroule en quelques minutes. Ajoutez à ça qu'il existe dans la discipline une forte tradition d'individualisme rendant difficile tout travail de groupe.

Enfin apparaît le plus important pour la plupart des enseignants, les souhaits pour l'emploi du temps. La grille à remplir est un peu compliquée. Les cinq jours de la semaine sont découpés en heures, de 8h00 à 18h00. On me demande de colorier en vert (?) les heures où je souhaite faire cours. A quoi doit s'ajouter une précision: "les deux demi-journées de liberté préférentielles dans l'ordre souhaité par des numéros 1 et 2" (les professeurs à mi-temps peuvent indiquer quatre demi-journées). Ouf!

Le coloriage en vert, je laisse tomber. Je ne demande qu'une seule chose: ne pas travailler le mardi, que je réserve à mes activités pour la Ligue de l'enseignement. Ça fait des années que je fonctionne comme ça. Pour le reste, l'administration peut me faire travailler quand elle veut, commencer à 8h00 si elle le souhaite et terminer à 18h00 si ça l'arrange. Les dernières lignes à remplir concernent les raisons ou les impératifs qui justifient mes souhaits. C'est là où je parle de la Ligue.

On constate donc que les désirs des enseignants sont tout de même très précisément sollicités avant de leur imposer leur emploi du temps. En règle générale, les desiderata sont satisfaits. Les premières années, habitant à Paris et prenant le train pour Saint-Quentin, je demandais le regroupement de mes heures de cours et une première heure jamais avant neuf heures (à cause des horaires SNCF). Ce n'était pas chaque jour possible, je devais donc passer une nuit à l'hôtel. Ce sont les aléas du métier, finalement pas si contraignants que ça.

jeudi 16 avril 2009

Quelle journée!

A 8h00 ce matin, Gunter était là, devant le lycée Henri-Martin, sous un ciel maussade. Venu la veille, l'animateur du célèbre café philo parisien des Phares devait d'abord intervenir dans mon établissement, devant ma classe littéraire. Au départ, je lui avais réservé une heure sur trois. Et puis, au lever, brusque changement de ma part: je me suis dit qu'il fallait lui abandonner toute la matinée.

La première heure, Gunter s'est installé à ma place, au bureau, et moi, je me suis assis parmi mes élèves. Voilà un petit renversement de situation rafraîchissant. Gunter se présente, explique son parcours, raconte l'aventure planétaire des cafés philo, dont il a été l'un des initiateurs. Il n'est pas philosophe de formation, a enseigné le droit à la Sorbonne, s'est mêlé de psychanalyse. C'est très bien comme ça.

Petit problème (que je craignais): les élèves interviennent peu, le questionnent rarement. Il faut dire que tout n'a pas très bien commencé: c'était aujourd'hui ramassage du dernier devoir, il y avait six absents (comme par hasard...) et parmi les présents trois n'ont pas rendu, avançant des prétextes minables. Ma gueulante a peut-être surpris Gunter, mais nous sommes dans un lycée, un lieu de travail, et ça ne s'oublie pas .

Deuxième et troisième heures, nous nous rendons au foyer, pour improviser un café philo. Les échanges, là encore, ont eu du mal à s'engager. Vers la fin, c'était un peu mieux. Notre sujet: l'enfer, ce n'est pas les autres, c'est moi-même. Après, j'explique à Gunter que la philo au lycée est formatée par les épreuves du bac, qui sont écrites, à l'exception du rattrapage. Et puis, s'exprimer devant ses camarades, c'est difficile pour bien des élèves. J'ai pensé un instant que j'aurais peut-être dû laisser Gunter seul avec eux. Moi présent, c'est l'ombre menaçante du prof qui est toujours là et qui bloque.

Déjeuner sympa au Golden Bar, puis Gunter file vers Chauny, avec Samuelle, prof de Lettres au lycée Gay-Lussac, pour une nouvelle animation philo là-bas, tandis que je retourne en cours. Le soir, on se retrouve tous de nouveau à Saint-Quentin, au bar Le Manoir, avec le café philo ouvert au public. J'ai réussi à faire inscrire une trentaine d'internes d'Henri-Martin, sans me faire d'illusion: il y a beaucoup de Secondes, c'est pour eux une occasion inespérée d'échapper au lycée. Pourquoi pas: en écoutant nos débats (ce qu'ils ont fait très attentivement), il leur en restera toujours quelque chose.

Pour l'occasion, le Manoir était plein comme un oeuf. Je n'ai jamais vu autant de monde. Chaleur d'enfer, difficultés à circuler, bruits de fond inévitable. Bravo Gunter pour l'animation! Dans de telles conditions, après une journée bien remplie, ce n'est pas évident. Mais quel plaisir de voir la philosophie mobiliser ainsi! A la fin, avant de nous quitter, j'ai offert à Gunter un petit souvenir de Saint-Quentin: des chocolats à l'effigie de notre grand pastelliste Quentin de La Tour, pour qu'en les croquant, Gunter pense à nous. En attendant de le retrouver l'an prochain!

mercredi 15 avril 2009

L'intelligence collective.

L'intelligence collective, vous y croyez? Pas évident... L'intelligence individuelle, il m'arrive parfois même d'en douter. Mais nous avons tous une raison, qui ne demandent qu'à être utilisée. Le groupe, lui, c'est différent, aucun cerveau ne vient l'irriguer! A moins que nous ne comptions sur l'addition des intelligences personnelles pour constituer une intelligence collective. Pas facile non plus, le passage du particulier au général.

Mon expérience en la matière est plutôt négative, en tout cas sceptique, quelquefois désespérante: les phénomènes de groupe, c'est terrible. "Quand on est plus de quatre, on est une bande de cons", disait Georges Brassens. Je me demande s'il n'était pas encore optimiste. J'ai vu de belles intelligences sombrer dans la bêtise une fois plongées dans l'atmosphère collective. Cependant, aucun d'entre nous ne peut être un Robinson sur son île de la raison! Je ne sais pas si "l'enfer c'est les autres", mais ils sont là et il faut faire avec.

Prenez une classe. Quelques mauvais éléments suffisent à la plomber et quelques bons à la relever. Le travail de l'enseignant, c'est de transformer ce groupe informe, sensible à toutes les tentations, en un tout structuré, de passer d'une pâte à modeler à une statue de pierre ou de bronze. Les conditions aident grandement: l'univers du lycée, le cadre de la classe, l'autorité du professeur. On ne part pas de rien. Après, reste encore à savoir se servir de ce contexte.

Je vous dis tout ça parce qu'hier, j'ai eu un bel exemple d'intelligence collective, comme il en existe si peu. Je présidais une réunion comme j'en ai présidé des centaines. Mon objectif alors, c'est de ne pas trop m'imposer, de piloter les débats avec bienveillance, de faire en sorte que chacun donne le meilleur de lui-même, au service du collectif.

C'était une réunion de la Ligue de l'enseignement de l'Aisne, il fallait que nous mettions en place la journée anniversaire du centenaire de notre création. Au départ, rien, pas d'idées, peu de propositions. Et puis, miracle de l'intelligence collective, les idées fusent. Au bout d'une heure, ça y est, notre projet au départ introuvable, nous l'avons! Formidable, non? Je ne sais par quelle émulation les suggestions sont apparues, se sont coordonnées, ont engendré cet ensemble si bien ordonné. Pas d'illusion bien sûr: il faudra tout un suivi pour que le soufflée ne retombe pas. Mais il est là.

Même prodige cet après-midi, à Cambrai, pour ma conférence sur le thème: être ou ne pas être bourgeois? Une dynamique s'est emparée du groupe, une énergie l'a fait vivre, l'Esprit Saint de la raison, une Pentecôte de l'intelligence ont fait régner un état de grâce. C'est rare, c'est précieux. Chacun est transcendé, heureux. Les rires mêmes contribuent à la pensée. Alors oui, en ces moments-là, je crois en l'intelligence collective. C'est une foi en laquelle l'enseignant doit puiser, s'il veut donner un sens à son métier.

mardi 14 avril 2009

Philosopher en Terminale.

Quelles étaient les erreurs les plus fréquentes dans les deux sujets de dissertation que j'ai corrigés ce week-end?

Pourquoi l'homme peut-il être inhumain? Il fallait prendre l'inhumain en son sens le plus rigoureux, le plus précis, et donc aussi le plus problématique: l'atroce, le cruel, bref l'anti-humain présent en nous. D'où l'intérêt philosophique de la question: qu'est-ce qui pousse l'homme a contredire, à renier sa propre nature?

Certains élèves ont trop élargi le concept, désignant plus généralement tout comportement contraire à la morale: or, voler et mentir n'ont rien d'inhumain... bien au contraire. D'autres élèves, à l'inverse, ont rangé l'inhumain dans l'exceptionnel, le pathologique, genre serial killer. Non, il fallait ramener l'inhumanité à ce qu'il y a de plus ordinaire en l'homme, quand par exemple les enfants font souffrir les animaux.

Croire, est-ce une force ou une faiblesse? Là, beaucoup d'élèves sont tombés dans ce que j'appelle "l'effet catalogue", qui consiste à décliner toute une série de croyances particulières afin de se poser la question: croire en l'amour, croire en la justice, croire en la science, etc. Le défaut, c'est qu'il n'y a aucun raison d'arrêter cette liste à un moment précis. Et puis, dans ce type de démarche, on réfléchit moins à l'acte de croire, à sa nature, à ses caractéristiques qu'à l'objet de la croyance. Du coup, la pensée ne porte plus sur la croyance mais sur l'amour, la science, la justice, etc.

Ce qui était en revanche admissible, c'était de ranger la croyance en grandes catégories universelles: croyances religieuses (la foi), croyances morales (le devoir), croyances politiques (les convictions). Admissible aussi de confronter croyance en soi, croyance en l'autre, croyance en une idée. A condition de ne pas oublier l'essentiel: s'interroger à chaque fois sur la force et la faiblesse et donner des réponses argumentées.

Pour terminer, je vous donne quatre extraits de copies, que j'ai trouvés particulièrement succulents, d'abord à propos du sujet: Pourquoi l'homme est-il inhumain?

"Le sexe fait perdre la tête à l'homme, il en deviendrait même inhumain. Quand l'homme a envie de sexe, il devient bestial, il ne pense qu'à ça et à rien d'autres, il ne peut plus réfléchir tant son esprit est occupé par son envie de plaisir. L'homme a le comportement d'une bête quand il a envie de sexe."

"Après tout, si agir inhumainement satisfait et comble l'homme, où est le mal? Si sa liberté lui permet d'être humain, elle peut lui accorder le fait d'être inhumain. C'est bien le principe de la liberté: elle accorde chaque type de comportement à partir de l'instant où l'individu agit de son propre gré, sans aucune soumission".

"Parfois, l'homme qui se montre inhumain a raison. L'homme se désacralise de son statut d'humain, du concept de l'homme, par la volonté de changer les choses. L'homme peut faire le mal pour éviter un plus grand mal. L'homme peut tuer, par exemple, pour éviter les suites d'un grande catastrophe. Il peut choisir de donner la mort à quelqu'un pour sauver la vie de plusieurs personne".

Quant au sujet: Croire, est-ce une force ou une faiblesse?

"Croire que, comme Clark Kent, on peut être un petit journaliste le jour et être Superman la nuit, c'est un fait. Mais croire que comme Superman on peut voler dans le ciel et plier un bus en deux, ça c'est autre chose. L'imagination est débordante. Mais il vaut mieux ne pas faire appel à elle dans le domaine de la croyance".

Ainsi philosophe-t-on dans nos classes de Terminales...

lundi 13 avril 2009

30 élèves et 2 fourbes.

Voilà, j'ai terminé le paquet des Littéraires ce soir. Fini, fini, fini. Fini? Non, jeudi, mes trois classes remettent ça, rebelote, trois nouveaux paquets, tout chauds, bien frais, comme vous voulez. C'est pour mes vacances de Pâques!

Alors, ces L? D'abord, comptage et recomptage, il manque deux copies à l'appel! Je ne vous refais pas le topo d'hier, l'hypocrisie, la malhonnêteté, la fourberie, etc. Vous avez compris. Manifestement, deux élèves n'ont pas compris. Je me chargerai de le leur faire comprendre dans deux jours. Mais pas de panique: 89 élèves, 3 cas de fourberies pour cette fois, la statistique est honnête, normale, humaine...

Ceci dit, quels sont les résultats? 17 ont la moyenne, 13 pas. L'équilibre est bon. C'est quand le négatif est supérieur que c'est mauvais. On pourrait certes espérer un différentiel plus important. Mais bon, n'en demandons pas trop. Ce que j'apprécie, c'est que, pour la première fois dans l'année, je vois quand même un nombre significatif d'élèves nettement progresser, surtout parmi ceux qui étaient un peu en rade. C'est bien. L'année commence à se faire sentir, à donner ses effets. Que ça se manifeste en avril, ça ne me surprend pas. Il faut du temps pour assimiler la philo. 9 mois, c'est pas grand-chose. Le rodage prend plusieurs mois, c'est logique.

L'échelle des notes, maintenant (avec à droite le nombre de copies):

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09: 1
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Demain, je vous ferai un petit commentaire sur les sujets.

dimanche 12 avril 2009

33 élèves et 1 fourbe.

Ça y est, c'est fait, j'ai terminé ma correction des TES2. Qu'est-ce que ça donne? Moyen moyen. 19 n'ont pas la moyenne, 14 l'obtiennent. Il me manque une copie. Je suis furax. Avec cette classe, je n'avais eu jusqu'à maintenant aucun problème dans la remise des copies: respect des dates et excuses valables en cas de retard. C'est assez rare: dans une classe, un groupe d'une trentaine de personnes, il est presque statistiquement inévitable que quelques-uns transgressent ou contournent la règle.

Là-dessus, j'ai un principe: quand je ramasse les copies, je ne vérifie pas, je ne recompte pas, je fais confiance. C'est aussi un exercice que j'impose aux élèves: soyez ponctuels, sincères, honnêtes, sinon... Car la tromperie finit toujours par être découverte. Je crains que ça ne soit, pour ce devoir, le cas: une copie manque à l'appel, je sais évidemment de qui il s'agit. Le coup classique est le suivant: au moment du rendu par les élèves, certains sont absents, reviennent quelques jours plus tard, font comme si de rien n'était, n'en parlent pas. Ainsi leur travail passe à l'as. Et moi j'oublie.

Un élève qui rencontre des difficultés, un élève qui travaille mal, je pardonne. Même le paresseux, je peux passer l'éponge. Je vais très loin: un élève qui m'insulterait, avec lequel j'aurais un incident grave, je pardonnerais. Oui, parce que je sais à quel point le rapport entre enseigné et enseignant, c'est à dire, ne nous voilons pas la face, entre dominé et dominant, est tendu, difficile et potentiellement conflictuel. Un mot peut partir très vite, d'un côté comme de l'autre. C'est la situation qui veut ça, la violence latente de toute forme d'enseignement, pas la méchanceté des individus, de l'élève ou du prof. Celui-ci doit savoir pardonner, c'est une dimension de son métier. C'est sa grande force, plus encore que de sanctionner (mais les deux sont nécessaires).

En revanche, intolérable, inadmissible, gravissime sont à mes yeux la malhonnêteté d'un élève, son hypocrisie, sa fourberie. J'en fais une question de principe éducatif et moral. Cacher à son professeur qu'on n'a pas rendu un devoir, faire semblant, semer le doute, me faire perdre mon temps dans des recherches vaines, c'est rompre le pacte implicite passé entre l'élève et l'enseignant. La punition doit être sévère, mais pas nécessairement spectaculaire. Un violent est amendable, un paresseux est corrigible, mais un fourbe est incurable. Je lui règle son compte à ma façon, dans les appréciations que je me réserve de lui donner, en conseil de classe, dans les bulletins et divers dossiers.

Je pardonne d'autant moins l'hypocrisie quand elle se double d'idiotie, puisque l'élève sait parfaitement que son minable stratagème ne durera qu'un temps, assez bref, et qu'il lui coûtera le soupçon éternel pour la suite, l'éternité en Terminale s'arrêtant en début juillet. Mais je peux me tromper, nobody is perfect: si la copie manquante est coincée quelque part, glissée sous un meuble, perdue dans un autre paquet, je ferai amende honorable. Sinon gare...

Je vous donne maintenant l'échelle des notes (à gauche les notes, à droite le nombre de copies):

05: 4
06: 4
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08: 4
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10: 2
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12: 1
13: 3
14: 3
15: 1
17: 1

J'attaque demain les Littéraires. C'est le seul cadeau que les cloches de Pâques m'aient apporté!

samedi 11 avril 2009

Salauds de pauvres?

"Salauds de pauvres!" Vous vous souvenez de cette apostrophe de Jean Gabin dans le film de Claude Autant-Lara La Traversée de Paris, d'après une nouvelle de Marcel Aymé. Cette formule nous est restée pour son scandale: un pauvre, parce qu'il est pauvre, ne doit pas être traité de salaud. Le riche, c'est différent: il est puissant, détient des responsabilités, l'argent peut le corrompre... La "saloperie" est plus de son côté que de celui du pauvre. Notre culture chrétienne et humaniste accepte difficilement qu'on insulte celui-ci.

Je me faisais cette réflexion, et bien d'autres, en animant hier soir à Wassigny un café philo proposé par Manuel et son association L'Entente du Gué de l'Oise. Nous étions invités par Jérôme à deviser sur le thème "Les spirales de la misère", dans la belle salle de la mairie, joli lustre, parquet ciré et petites tables de jardin pour recevoir les participants. Raphaël, du café philo de Bernot, était là aussi, en presque voisin. La Thiérache va-t-elle ainsi tisser toute une toile philosophique sur ses villages?

Salauds de pauvres? Malgré l'opprobre qui pèse sur cette expression et l'idée qu'elle recouvre, je me suis demandé si elle ne rencontrait pas l'acquiescement discret et complice d'une partie de l'opinion, aussi choquant qu'il puisse paraître. C'est en tout cas l'impression que j'ai eue dans un premier temps de nos échanges. Quelques préjugés profonds et tenaces sont ressortis:

- Le pauvre préfère acheter le téléphone portable dernier cri ou le téléviseur à écran plasma plutôt que de nourrir correctement ses enfants.

- Le vrai pauvre ne se plaint pas, il a sa fierté pour lui (ce qui sous-entend, en gros, qu'un pauvre doit fermer sa gueule).

- Le faux pauvre peut cacher un vrai riche (plein de fric qu'il nous dissimule pour qu'on s'apitoie sur lui).

- Le pauvre est un paresseux qu'il faut secouer.

Il a manqué cette remarque, que vous avez sûrement déjà entendu comme moi: les pauvres font beaucoup d'enfants pour toucher les allocations familiales.

Attention: le débat entre nous ne s'est pas réduit à ça (encore heureux!), mais ces idées, parfois formulées moins clairement que je ne viens de vous les rédiger, étaient bel et bien présentes. L'intéressant, c'est qu'au fil des points de vue contradictoires (car les pauvres ont eu aussi leurs défenseurs, dont moi!), les réflexions ont évolué, les avis ont été moins tranchés, bref la pensée a fait son oeuvre dans l'esprit de chacun.

J'avoue m'être parfois départi de mon rôle neutre d'animateur de café philo pour redevenir le militant engagé qui sommeille toujours en moi. Il faut dire que le sujet poussait au crime. Mais je n'ai imposé, règle d'or du café philo, aucune conclusion, aucun message social, politique ou moral. C'est à chacun de faire ce travail, et de garder ses préjugés s'il en a envie. J'ai cependant la faiblesse de croire que ceux-ci résistent mal, du moins provisoirement, au feu d'une réflexion contradictoire.

C'est ça aussi la fonction, quasi cathartique, du café philo: libérer les préjugés pour les soumettre à rude épreuve et pour peut-être s'en libérer. Je ne vois pas en tout cas d'autres moyens pour y mettre fin. Les leçons de morale, l'enseignement scolaire sont, nous le savons bien, entièrement vains. On ne pense qu'en toute liberté, et en prenant les risques de la liberté.

Salauds de pauvres? Méfions-nous avant de tomber dans cette facilité. Car on est toujours le pauvre de quelqu'un d'autre. On a oublié que Gabin interpellait de cette façon non des miséreux mais un couple de bistrotiers. Préjugé pour préjugé, "salauds de riches" me semble moralement préférable. Eux au moins ne souffrent pas trop qu'on les qualifie ainsi.

vendredi 10 avril 2009

Les plus grands.

Qu'est-ce qu'un grand philosophe? Difficile question... Il y a la liste des classiques, des incontournables, mais pourquoi le sont-ils devenus? La tradition est toujours un peu bête. On retient des noms, on ne sait pas trop pourquoi, la force de l'habitude, le poids de la coutume.

J'ai pourtant ma réponse: le grand philosophe introduit une rupture, apporte une nouveauté, c'est ainsi qu'on le reconnaît, qu'il se signale. De ce point de vue, on peut être philosophe, bon philosophe, sans être nécessairement grand philosophe.

Prenez Socrate. Pourquoi est-il grand, le plus grand parmi les grands? Il n'est pourtant pas le premier des philosophes, contrairement à ce qu'on croit. Il y avait, avant lui, les bien nommés Présocratiques, Démocrite, Héraclite, Thalès, Pythagore, Anaximène et quelques autres. Socrate est grand parce qu'il rompt avec la cosmogonie, l'explication philosophique du monde, dont les Présocratiques étaient friands. Sa nouveauté, c'est de s'intéresser à l'homme.

Platon, son disciple, est grand parce qu'il introduit les Idées dans la démarche philosophique, se pique de vérité alors que Socrate faisait confession d'ignorance. Aristote, à l'égard de Platon, redescend sur terre, s'intéresse à la biologie, fait de la philosophie une science.

A l'époque moderne, Spinoza se saisit du concept de Dieu en le vidant de sa substance religieuse, en le naturalisant. De son côté, Descartes prône le doute absolu, ce que personne avant n'avait osé, et fonde la philosophie sur la conscience humaine (c'est le fameux "Je pense, donc je suis").

Plus près de nous, Hegel s'empare du concept d'histoire, délaissé auparavant, pour en faire le coeur de l'esprit de l'humanité. Marx retient la leçon, sauf qu'il investit un domaine jusqu'alors négligé, l'économie, pour lui attribuer un rôle essentiel. Nietzsche réhabilite le corps, les sensations, l'art, là où la philosophie s'entichait de la raison. Freud renverse l'âme en logeant en son sein un très encombrant inconscient qui scandalise son époque.

Qui sont les grands philosophes du XXème siècle (soyons modestes, neuf ans après, nous y sommes encore)? Husserl et Heidegger peut-être, je ne sais pas, le temps n'a pas encore fait son oeuvre de sélection. En tout cas, je n'y mettrais pas Sartre. Selon ma définition du grand philosophe, je ne vois pas dans sa pensée admirable une rupture suffisante avec ses prédécesseurs, une nouveauté ou une trouvaille conceptuelle qui le hisse à ce rang. Mais je peux bien sûr me tromper.

jeudi 9 avril 2009

Appel à projet.

Gunter Gorhan, l'animateur du café philo des Phares à Paris, sera à Saint-Quentin jeudi prochain. Le matin, je l'accueillerai à Henri-Martin, pour une séance avec mes élèves. Mais où? J'avais pensé à un café, pour restituer parfaitement l'esprit café philo. Sauf que j'ai cours le matin et qu'il n'est pas évident de trouver un café:

a- ouvert entre 9h00 et 11h00.
b- pas trop loin du lycée.
c- disposant d'une sono et de deux micros.
d- accessible aux personnes handicapées (pour Ingrid).
e- dont la salle puisse contenir 32 élèves.
f- qui accepte de recevoir une classe.

Ça fait pas mal de paramètres. J'ai vite jeté l'éponge. Et puis, une idée m'est venue: pourquoi pas s'installer dans le foyer des lycéens? Ce n'est pas un café mais ça y ressemble un peu. Tous les autres paramètres sont satisfaits. Super, non? Je m'en entretiens immédiatement auprès du proviseur-adjoint, qui approuve.

Très bien. Enfin, pas tout à fait: ce matin, Julie et Mallory me réclame d'aller dans un café, un vrai de vrai. Allons bon! Le foyer, ça n'a pas l'air de les brancher. Mieux vaut ne pas se demander pourquoi. Je leur réponds: ok, vous vous en chargez. Je sens beaucoup d'enthousiasme en elles, mais pas beaucoup de réflexion: ont-elles songé à mes six paramètres? Visiblement pas.

La sono, par exemple, on fait comment? La plupart des bars n'en ont pas. Jérémy vient au secours des deux filles: il a une sono! Oui mais un seul micro, et il en faut deux, un pour Gunter, un pour les élèves. Et Ingrid, pourra-t-elle accéder à l'établissement (les filles ont à l'esprit le Golden Bar)?

Bref, il faut réfléchir, ne pas s'emballer, aller tout de même assez vite, revoir ça cet après-midi après de plus amples informations. J'ai dû apparaître comme un rabat-joie. Mais comment faire autrement? J'ai dix ans d'expérience de manifestations publiques, je sais qu'avoir une idée n'est rien, que le compliqué c'est l'application, ce sont les mortels petits détails techniques qui font capoter les plus beaux projets.

A 14h00, devant ma salle, Julie et Mallory étaient là, comme convenu: finalement, Golden Bar ou ailleurs, ce n'est pas possible, il n'y a pas d'accès handicapés. On revient à la première solution: le foyer. Mais il est bien que mes deux élèves aient cherché une autre solution, qu'elles y aient consacré un peu de temps, un peu d'ingéniosité. Ça devrait être un exercice inscrit dans la scolarité, la conception et la réalisation d'un projet, dans sa dimension intellectuelle, pratique et technique. Quand je constate que bon nombre d'adultes en sont incapables! Mais ont-ils jamais vraiment essayé?

mercredi 8 avril 2009

Philo village.

La grippe ne me lâche pas (si, un peu, quand même), les activités associatives non plus. Vendredi, j'étais dans l'après-midi au collège de Fère en Tardenois, patrie de Paul Claudel, pour la clôture de la Carte de la Fraternité. Pas grand-monde pour cette petite cérémonie officielle, mais peu importe: il faut avoir la foi, les élus sont peu nombreux! Les élèves ont travaillé sur le Japon, la différence. Pas de discours, quelques parents, quelques conseillers municipaux, une orangeade et c'est terminé. J'aurais pu rester dans mon lit, mais je suis heureux d'être ici.

Même jour, à Soissons cette fois, le soir, je retrouve mes amis chrétiens du Bon Coin, café associatif et oecuménique, qui m'ont demandé une conférence sur "Les philosophes grecs de l'Antiquité". Au Bon Coin devrait s'appeler A la Bonne Bouffe, puisque nous commençons par des nourritures tout à fait terrestres, une cuisine excellente. Edgar fait des merveilles, il avait même deux tartes à nous proposer, deux délices à damner un chrétien. C'est plus un dîner suivi d'une conférence qu'une conférence précédée d'un dîner.

J'ai balancé, en une bonne heure, les Présocratiques, les Sophistes, Socrate, Platon, Aristote, les Cyniques, les Stoïciens, les Epicuriens, ouf n'en jetez plus. Et tout ça en suant comme un porc, à cause de cette satanée grippe. Mais avez-vous déjà vu un porc transpirer?

Ce soir, c'était Bernot, le maintenant traditionnel café philo, avec ses nombreux fidèles, ce qui est plutôt étonnant pour un village. Le sujet: peut-on être indifférent à la religion? Bien sûr que non, et nos échanges l'ont prouvé. Dans l'assistance, le maire de Neuvillette, le village d'à côté, avait rejoint le maire de Bernot. Ce café philo a pris sa vitesse de croisière, grâce à mon élève Raphaël et à sa mère Gabrielle. Raphaël, Gabrielle, les deux anges protecteurs du café philo de Bernot!

J'ai eu droit, pendant l'animation, à un chocolat "Mon Chéri", la seule rétribution que je réclame. La grosse tasse en carton qui symbolise ce café philo (et dont je vous ai déjà parlé dans un billet) avait quitté sa table pour se retrouver suspendue au dessous d'une lampe, au milieu de la salle, se transformant ainsi en drôle de chapeau. C'est ainsi, c'est Bernot.

Vendredi soir, je me rendrai 30 km un peu plus au nord, dans un autre village, à Wassigny, de nouveau en salle de la mairie, toujours accueilli par l'édile, mais sur un autre thème: Les spirales de la misère. Si ça vous dit, j'ai encore deux places de libres dans ma bagnole. Il faut y être à 19h00, nous partirons du lycée vers 18h15. Faites-moi signe...

mardi 7 avril 2009

Des livres et une star.

La Bibliothèque Départementale de l'Aisne, qui m'avait demandé une liste d'ouvrages de philo grand public (voir mon billet "La liste d'or"), m'a recontacté pour que je complète la première fournée par une vingtaine de titres. Ce que j'ai fait volontiers, mais cette fois-ci, inévitablement, en conseillant des ouvrages d'accès beaucoup plus difficile, cependant tout aussi fondamentaux. Voici cette liste complémentaire:

Montaigne, Essais
Machiavel, Le Prince
Hobbes, Léviathan
Spinoza, Ethique
Descartes, Méditations métaphysiques
Traité sur les passions de l'âme
Leibniz, Monadologie
Hume, Traité sur l'entendement humain
Kant, Critique de la raison pure
Critique de la raison pratique
Critique de la faculté de juger
Hegel, La Phénoménologie de l'Esprit
Esthétique
Shopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation
Marx, Le Capital
Wittengstein, Tractacus logico-philosophicus
Sartre, L'Etre et le néant
Heidegger, Qu'appelle-t-on penser?

J'ai chargé la barque, mais comment faire autrement?

Ce soir, j'ai une pensée pour Mickaël Frémeaux, élève dans mon lycée il y a peu de temps encore, et qui s'est vu sélectionné par le jury de l'émission télévisée "Nouvelle Star", parmi les quinze meilleurs chanteurs sur des milliers de candidats. Mais l'aventure s'est arrêtée ce soir. Un jour je vous dirai tout ce qu'Henri Martin a donné comme célébrités. Mickaël n'en était pas loin. Il ne sera pas une star mais il est déjà une vedette.

lundi 6 avril 2009

Arrêter de corriger?

J'ai commencé ce week-end la correction de copies rendues par les élèves il y a déjà quinze jours. Et ils doivent me rendre un prochain travail dans dix jours. C'est vous dire s'il était temps que je m'y mette! Ma grippe est à peine une excuse... Mais quand c'est parti, c'est parti: j'en ai fini avec les S, distribuées ce matin, et les ES ont été largement entamées. Bref, je tiens le bon bout. Sauf que je me pose une question: pourquoi corriger? Et si j'arrêtai?

Je continue parce que je suis fonctionnaire, obéissant à ma hiérarchie, appliquant ma mission, qui consiste aussi à évaluer mes élèves. Mais je ne peux pas m'empêcher de m'interroger: à quoi ça sert vraiment? Et ce n'est pas un problème de déplaisir personnel: j'aime plutôt, je vous l'ai déjà dit, corriger des copies, c'est une façon de dialoguer avec la pensée de l'élève, c'est un devoir que j'accomplis de bonne grâce, c'est le boulot et je m'y plie.

Non, mon trouble et ma petite révolte sont ailleurs: dans l'efficacité des corrections. Je passe des heures et des heures à corriger, des jours et des jours, mais l'élève, combien de temps met-il à lire mes appréciations en tête et en marge de sa copie? Quelques minutes à tout casser. Ce qui l'intéresse surtout, et c'est parfaitement compréhensible, c'est la note, un point c'est tout. Après basta, il s'en fout! Est-ce que des appréciations écrites de prof ont jamais fait progresser un élève? Je ne crois pas.

Je crois pourtant en la progression de chacun, sinon il serait désespérant pour le prof d'enseigner et désespérant pour l'élève de travailler. Mais les progrès se font dans les efforts, les exercices, pas dans la lecture des corrections que donne le professeur. Donc j'en reviens à mon problème: il y a perte de temps à corriger une copie, c'est un mauvais rendement. Il faudrait en fait s'y prendre autrement, proposer autre chose, désacraliser les notes, trouver une alternative à la dissertation. Tout ça est à réfléchir, mais ce qui est certain, c'est que je ne vais pas faire la révolution tout seul dans mon coin.

dimanche 5 avril 2009

Histoire de feignasse.

Vendredi, avec mes Littéraires, j'ai poursuivi l'opération "Carte de la Fraternité". Vous vous souvenez? Les élèves commentent une photo en rédigeant au verso un texte libre, les meilleurs sont sélectionnés et lus durant la journée contre le racisme et les discriminations. La suite, c'est que les cartes sont échangées avec d'autres élèves, d'autres classes, parfois d'autres établissements, il y a donc des réponses.

J'ai demandé à mes élèves de TL2 de répondre aux 6èmes 1 et 2. C'est intéressant d'établir un pont entre les âges. Ce petit exercice sympa, auquel les élèves aiment généralement à se plier, n'a duré que 20 minutes, en fin de séance. Il faut dire aussi que nous venions de terminer le cours sur la pensée de Karl Marx, qui a duré près de cinq heures! Une petite "récréation" n'était pas imméritée.

J'ai bien précisé à mes élèves de se mettre à la portée de leurs jeunes camarades, de soigner ce travail (car cela reste un travail, même s'il est distrayant). Je leur ai précisé que les collégiens seraient heureux de recevoir ainsi leur témoignage, six ans avant de rejoindre eux-mêmes les bancs de la Terminale. J'ai insisté, car les exercices les plus simples ne sont pas toujours les mieux compris. Mais là, pas de problème (du moins le croyais-je), la rédaction des cartes s'est faite dans la bonne humeur et une certaine motivation. Ne sont-ce pas dans ces suspensions de cours qu'on juge l'état d'esprit d'une classe?

Moi-même, j'avais baissé la garde, étant un peu moins vigilant sur ce que faisaient les élèves. Petite faiblesse professionnelle, sans doute. C'est le dernier jour de la semaine, il ne me reste plus que quelques minutes de cours, mon esprit est toujours empêché par la grippe, je me relâche, je plaisante, je fais moins attention... et je frôle du coup l'incident, qui aurait pu être grave .

A quelques secondes de la sonnerie qui libère tout le monde, je ramasse les cartes, que je ne relis pas, accordant ma confiance aux élèves. Et puis, je veux que les 6èmes aient leurs réponses dès ce matin. Sauf qu'en reprenant les textes, mon regard parcourt vaguement certains d'entre eux. C'est un réflexe et une curiosité: quand un prof prend le travail d'un élève, il ne peut s'empêcher de regarder.

Je tombe alors, en bas d'une carte, sur un mot qui me fait sursauter: feignasse...! Ce n'est pas un mot, c'est une insulte. Je lis du coup le message de mon élève à une petite fille de 6ème, c'est hallucinant: la petite fille n'a écrit qu'une phrase de commentaire, mon élève le lui fait remarquer, lui reproche de n'en avoir pas fait assez et termine par le mot qui m'a fait sursauter. Je réagis au quart de tour, piqué à la foi par ma négligence, l'abus de confiance et l'insolence de l'élève: "Et si je disais que tu étais un sale con, est-ce que tu serais content?"

Imaginez un peu: j'ai failli ne pas voir l'incident venir, j'aurai pu le laisser passer, la petite fille aurait eu et lu sa carte, montrée à sa prof, avec un joli petit scandale à la clé. Pour peu que les parents s'en mêlent et c'était le bazar total. Le métier d'enseignant est dangereux, une petite étincelle de rien du tout peut mettre le feu aux poudres.

Cette histoire de feignasse, comme toutes les histoires, a une moralité. Celui qui s'est permis cette insulte, quel élève est-il? Il a des moyennes à faire peur! La feignasse, vraie de vraie, c'est lui! "C'est celui qui l'dit qui y'est", s'exclame la sagesse des enfants. L'être humain a la fâcheuse tendance de projeter sur les autres son propre cas. Et moi, idiot que je suis, il faudra la prochaine fois que je fasse plus attention. Avec les élèves, il faut tout surveiller, tout contrôler, surtout quand on a l'impression que ce n'est pas nécessaire.

samedi 4 avril 2009

Ce n'est qu'un au revoir.

Jeudi soir, la salle des profs a pris une allure inattendue. La grande table sur laquelle nous corrigeons nos copies a été couverte d'une nappe blanche, comme dans un salon. Des amuse-gueule, petits gâteaux et bouteilles de champagne ont été installés, comme pour une fête. Ce n'était pas une fête mais un départ en retraite, celui de Michèle, prof de lettres. Quant on part en fin d'année scolaire, on a droit à une cérémonie collective en cours d'honneur, en présence de l'administration. Ma collègue, qui finissait sa vie d'enseignante en cours d'année, a choisi l'intimité de la salle des profs.

Nous étions une vingtaine, et pas beaucoup de profs de lettres d'ailleurs, pas beaucoup d'hommes non plus. Il y a eu des fleurs, des photos, un petit discours. Ainsi s'achève une existence professionnelle. Michèle exerçait à Henri-Martin depuis bientôt un quart de siècle. On a parlé de tout et de rien. Deux collègues étaient venues avec leurs jeunes enfants, dont un bébé, qui a un moment focalisé toutes les attentions. Le berceau, la retraite, qui aura remarqué le contraste?

Au moment des cadeaux, je crois bien que Michèle a failli verser une larme. Pour déboucher les bouteilles, il manquait un homme: je ne suis pas arrivé à bout du bouchon. Heureusement, une documentaliste à la main experte a sauvé la situation mais pas mon honneur. Vers la fin, le crémant avait monté à la tête de certaines collègues vulnérables. Je me suis inquiété pour elles. Mais il n'y a pas eu de débordements.

Un lycée est paraît-il un "lieu de vie". Pour les élèves peut-être, pas pour les enseignants. Notre établissement est indécrottablement un lieu de travail qui ne favorise pas le laisser aller, même quand l'alcool et la nourriture entrent en salle des profs. Pour s'amuser dans un lycée, il faut avoir beaucoup d'imagination, ou beaucoup d'inconscience.

Le lendemain, à 8h00, toute trace de la cérémonie avait disparu. Pas de miettes sur la table, pas de taches au sol, pas de bouchon égaré dans un coin, pas de coupables cadavres. Comme si rien la veille ne s'était passé. Mais quelque chose hier a-t-il eu lieu? On a peine à le croire, quand on voit la grande table nue et l'ambiance studieuse. Tout s'est effacé. Michèle aussi, qui pour la première fois de sa vie n'est pas venue ce matin au lycée.

Ah si, il reste une marque invisible: dans la longue rangée de nos casiers, l'un d'entre eux a perdu sa petite étiquette qui porte habituellement le nom de son propriétaire. A l'intérieur, c'est un tombeau vide. C'est tout ce qui reste de Michèle. Quand je passerai devant, je penserai ainsi à elle.

jeudi 2 avril 2009

Poisson d'Avril.

J'ai eu droit hier à un mauvais poisson d'avril: impossible d'accéder de chez moi à internet. Du coup, vous n'avez pas eu droit à mon billet quotidien, que je rédige aujourd'hui de mon lycée.

A propos de poisson, j'ai l'impression que la tradition se perd. Seule la presse semble encore y tenir. Pour le reste, pas de blague. J'ai pourtant bien veillé, en m'installant hier sur ma chaise, qu'un piège ne m'y attende. Mais rien. J'ai pris soin que mon bureau était parfaitement calé sur ses pieds, car en équilibre sur l'estrade, un rien l'aurait fait chuter. Pas plus. En partant, j'ai passé la main dans mon dos, à la recherche d'un éventuel poisson de papier. Toujours pas.

J'en viens presque à le regretter. Le 1er avril, il ne se passe rien du tout dans les lycées, les élèves ne taquinent plus les profs. C'est peut-être dommage, c'était aussi une forme d'hommage. Nous sommes sans doute blasés. Dans notre société de dérision, le poisson d'avril fait pâle figure, a pris un coup de vieux, n'amuse plus.

Les élèves m'ont-ils déjà fait, en seize ans d'enseignement, un poisson d'avril? Oui, une fois, un seul, et très bien fait: ils m'avaient offert, ainsi qu'à d'autres profs, un poisson bien vivant, tout rouge et tout frétillant dans un petit plastique évidemment rempli d'eau. A l'époque, j'habitais Paris, je prenais le train. J'ai dû me trimballer avec le sac et sa créature pendant toute la journée!

Et pour ma déveine, ce soir-là, dans la capitale, je ne rentrais pas directement chez moi, je devais assister à une très sérieuse réunion. Impossible de mettre le poisson dans mon cartable, il aurait été comprimé. Je l'ai donc soigneusement caché derrière mon cartable, contre ma chaise, en me gardant d'un coup de pied intempestif qui aurait projeté le poisson au beau milieu de la réunion!

Ce poisson-là, je m'en souviendrai longtemps. Les autres, je n'ai pas pu les oublier, ils n'ont jamais existé.